Jordanie: Les pieds du trône vacillent

La Jordanie ne résistera pas non plus à la séduction du printemps arabe. Pieter Stockmans et Majd Khalifeh rompent le silence qui entoure cette monarchie absolue dans l’arrière-cour d’Israël. Ils ont pénétré pour MO* dans les rangs d’un mouvement protestataire actif. Les Etats-Unis et l’UE oeuvrent dans les coulisses pour endiguer le mécontentement grandissant.

Près de la mosquée Husseini à Amman la rue est fermée pour la routine du vendredi : les touristes cèdent la place aux croyants et aux manifestants. Ce n’est pas au goût de quelques passants solitaires qui regardent : « Pourquoi manifestent-ils ? Le roi veut faire des réformes », nous dit un homme qui tient un petit stand de vêtements. Du haut du minaret résonne la voix de l’imam qui met en garde contre « ceux qui rompent notre unité ».

Des banderoles sont déployées, des brochures distribuées et les slogans une dernière fois vérifiés. L’imam termine la prière, la vague des priants se transforme en une masse de manifestants. La jeunesse prend la parole : « La Jordanie n’est pas à vendre ! Jugez les corrompus ! » Dans cette masse nous rencontrons l’activiste Mohammad Qubilat, originaire de Dhiban ( le berceau du printemps jordanien ), l’anarchiste Moath Al-Azzeh et l’islamiste Ahmad Al-Akaylah.

Confrontation ou accord politique

« Roi Abdullah II, ou tu es d’accord avec la manière dont les services secrets nous traitent, et tu es un ennemi du peuple. Ou tu ne sais pas ce qu’ils font, et tu es incapable de gouverner le pays. » L’étudiant-ingénieur Ahmad Al-Akaylah ( 22 ans) cite les paroles d’un discours qu’il a tenu il y a un an devant 7000 manifestants. Ce vendredi il y en a à peine 500. La police anti-émeute encercle la place du Palmier. La confrontation entre islamistes et « thugs » pro-régime n’a finalement pas lieu.

Nous donnons rendez-vous à Ahmad dans un café tranquille. « Mon discours a ouvert des perspectives » nous dit-il sans aucune prétention. Ses paroles en un arabe classique coupent comme des rasoirs, alors que du pouce il égrène lentement les grains de son chapelet. Il y a deux ans il a rejoint le Front d’Action Islamique ( FAI), le parti politique des Frères Musulmans. Leurs savants lui ont inculqué les leçons sur l’islam. « Notre lutte n’est pas dirigée contre la monarchie, mais contre le roi et les services secrets. Ils devraient nous protéger contre les menaces étrangères, mais ils menacent eux-mêmes chaque citoyen » dit-il avec aigreur.

Ahmad pose un livre sur la table : ‘ Résistance pacifique contre la tyrannie ‘ et il raconte le jeu du chat et de la souris qu’il joue avec les services secrets. « Ils me demandaient avec insistance de ne pas suivre les Frères Musulmans et ils m’obligeaient à signer un document promettant de ne plus être actif politiquement sur le campus. Mon crime ? Avoir mobilisé les étudiants. Souvent je négligeais leur convocation ou j’arrivais en retard. Alors ils commençaient à menacer mon père : il pourrait perdre son travail. « Ah, oui, nous avons supprimé ta bourse d’études » me criaient-ils la dernière fois , au moment où je quittais la salle. »

Ahmad s’exprime plein de colère retenue, mais il sait qu’il écrit de l’histoire. « Je suis heureux de payer le prix de la liberté » dit-il sans sourciller. L’intimidation des activistes comme Ahmad, doit empêcher qu’une nouvelle classe dirigeante issue du peuple voie le jour. Les ministres sont nommés par le cabinet du roi et par les services secrets. « Si le roi pense qu’il peut nous tromper avec de nouvelles réformes cosmétiques, il doit comprendre qu’un jour le peuple exigera sa chute. »

Lors d’une conférence à propos de ces réformes, une jeune fille de 17 ans prend la parole devant une assemblée de femmes voilées : « Nous parlons dans les limites des libertés qu’ils nous imposent, mais élargissons-les. » Applaudissements. Elle est assise sous le portrait de l’homme qui impose ces limites : le roi. « J’avais onze ans quand j’ai commencé à lire au sujet des Frères Musulmans. Peu de jeunes sont actifs politiquement. Leur peur des services secrets est grande, mais moi, je suis prête à donner ma vie, comme les Egyptiens . » déclare Isra Shalatoni.

Elle nous téléphone quelques jours plus tard et annonce la couleur : nous sommes les bienvenus dans les bureaux du Front d’Action Islamique. Par la fenêtre du local de la section féminine nous apercevons une voiture de police en stationnement. « Surveillance permanente depuis que des sections du FAI ont été attaquées . » nous dit-elle. Son oncle a perdu un œil lors d’une de ces attaques. La police et les pompiers ne sont pas intervenus. Pour beaucoup de gens , c’est la preuve que c’était un coup monté par les services secrets.

Les leaders du parti se réunissent pour préparer la prochaine manifestation. La politique du FAI se mène encore dans la rue : ils boycottent les élections, et la question se pose s’ils le feront également en 2012. Des rumeurs courent à propos d’un accord imminent avec le gouvernement. Les Etats-Unis poussent le roi Abdullah à accéder à certaines de leurs exigences pour éteindre ainsi le feu du mouvement protestataire. Partout dans la région les islamistes deviennent incontournables. Mais cet accord crée de l’inquiétude au sein des partisans du roi – de là les attaques contre le FAI. Le roi serait-il mis en échec ?

Hamzeh Mansour le leader charismatique du parti passe. Il porte le keffieh rouge jordanien, mais est lui-même Palestinien. Peut-être sera-t-il un jour le premier ministre de la Jordanie ? « Ce n’est pas notre but. Nous voulons changer le système » nous dit-il en riant.

L’ennemi des pauvres.

Pendant la manifestation Moath Al-Azzeh ( 23 ans) crie d’une voix rauque : « Nous offrons notre âme et notre sang pour la Jordanie. » Moath est un des jeunes qui sont actifs dans le mouvement ‘ Jordanian Left Social Movement’ un mouvement de jeunesse de gauche qui compte 400 membres. Son slogan nationaliste est une réaction au manque de sentiment identitaire jordanien. Les Jordaniens originaires de Palestine – la majorité de la population – s’identifient avec la Palestine. Les autres Jordaniens s’identifient avec leur tribu. « Citez-moi une seule exception, si vous le pouvez. Mes grands-parents sont des réfugiés palestiniens, mais si vous me demandez d’où je suis, je réponds : de Jordanie » nous dit Moath.

Il continue : « Au contraire de l’Egypte, il y a moins de slogans nationalistes en Jordanie. La dualité de la société jordanienne n’est que latente, mais en famille c’est toujours un sujet de discussion. Les souvenirs atroces du ’Septembre Noir’ font de la paix sociale une ligne rouge dans toute activité politique. De temps en temps le régime ouvre cette véritable boîte de Pandore. Lors de la fameuse manifestation du 24 mars 2011, les services secrets recrutaient de pauvres gosses au moyen du slogan Le pays appelle à se soulever contre les Palestiniens qui veulent reprendre la Jordanie. « Et cela a marché » explique Moath « ce jour-là, on nous a lancé des pierres depuis les toits. Il y eut un mort. »

Depuis le Printemps Arabe cette ligne rouge devient de plus en plus ténue. « Avant la révolution, personne n’osait s’adresser au roi. Aujourd’hui bien. Vouloir une monarchie constitutionnelle est déjà une révolution en Jordanie » continue Moath. En tant qu’anarchiste convaincu il a beaucoup de mal à supporter le portrait du roi accroché dans le hall d’entrée du bureau du parti de son mouvement. « Tout mouvement politique est obligé de l’accrocher. Alors, nous plaçons quelques ouvrages de Marx à proximité » dit Dana en jouant avec son collier-Ché.

« En tant qu’opposition communiste nous étions obligés d’agir dans la clandestinité » dit un homme. « Ma fille Dana a obtenu la liberté grâce aux efforts de ma génération. Et ses efforts à elle accroîtront la liberté de ses enfants. » A ce moment , on sert le café. Heureusement, car le chauffage tourne au minimum. Le prix des carburants a atteint un niveau record.

Quelques jours plus tard , Moath nous reçoit dans l’entreprise d’animation où il travaille. Il fait un clin d’œil aux soldats qui gardent l’entrée principale. « Mes collègues connaissent mon activisme. Hier encore j’ai dû noter ‘interrogatoire aux services secrets’ comme motif sur ma demande de congé » dit-il en riant. Moath avait inscrit un message politique sur les murs d’Amman. C’est ainsi qu’ il a été pris dans le collimateur des services secrets. Il nous montre ses graffiti. ‘ Le roi est l’ennemi des pauvres’ peut-on lire. Cela s’appelle ‘incitation contre le roi, et est passible de trois ans de prison » dit-il en s’éloignant rapidement, un verre de bière dans une main, une cigarette dans l’autre.

Notre âme et notre sang pour Abdullah

Sur la route de Dhiban nous écoutons un talkshow à la radio. « Le roi est la meilleure garantie du progrès et de la paix sociale. » Est-ce vrai ? « Ne savez-vous pas qu’à moins de soixante kilomètres à la ronde il n’y a pas de distributeur automatique de billets ? » nous demande tout étonné notre chauffeur de taxi quand nous disons, arrivés à Dhiban, que nous n’avons plus d’argent.

« Nous regardions la Tunisie et nous pensions : nous pouvons réaliser cela aussi » dit Mohammad Qulibat, un jeune de la tribu Bani Hamida à Dhiban. A chaque révolution, cette ville est la première à s’engager, et lors du Printemps Arabe il n’en était pas autrement. « Hier, un garçon, membre de notre mouvement protestataire, a brûlé à l’improviste un portrait du roi. Du jamais vu ! Nous ne voulons pas verser de l’huile sur le feu et nous avons décommandé notre manifestation. »

Sur la place centrale, sous la pluie, nous voyons les préparatifs d’une fête. Sur une banderole nous lisons : « En dépit de ce qui s’est passé hier, la tribu Bani Hamida reste fidèle à la monarchie. » Il y a des chaises alignées, une sono, et une cinquantaine d’hommes coiffés du traditionnel keffieh jordanien. L’atmosphère est assez tendue. Des jeunes déroulent fièrement un portrait du roi, pendant que quelqu’un vocifère dans le micro. A chaque fois que résonne le mot roi , une acclamation s’élève. « Nous offrons notre âme et notre sang au roi » scandent les hommes.

Ils jouissent de beaucoup de privilèges. « Nous recevons des soins de santé gratuits et des bourses d’étude pour nos enfants. Et le chef de notre tribu a été premier ministre » nous déclare l’agent de police Alaa Hamad de la tribu influente Bani Sakher, lors du thé. Des positions et des avantages sociaux pour les tribus en échange de leur loyauté à la monarchie : ce contrat social atteint lentement sa date de péremption. Les privilèges coûtent des tonnes d’argent à la caisse de l’état et n’apportent aucun développement économique. Mohammad va de maison en maison pour expliquer cela.

Son mouvement est né d’une frustration largement partagée à cause de l’incurie, mais aujourd’hui cela se transforme en peur. « Brûlez le portrait du roi et vous effrayez les gens. Expliquez- leur que le roi est la source de leurs problèmes et ils enlèveront d’eux-mêmes son portrait. » Mohammad ne cesse de serrer la main à des vieillards. « Même eux en ont lentement assez des paroles sans actes. Il y a quelques mois encore, le roi est venu à Dhiban avec plein de promesses. »

De l’eau de pluie ruisselle le long des escaliers sales du quartier général de Mohammad. Avec quelques-uns de ses collègues nous nous chauffons autour d’un réchaud à gaz. « Nous ne voulons pas de changement subit comme en Egypte. Pensez-vous vraiment qu’après la chute de la monarchie il y aura brusquement la démocratie ? » demande Mohammad, non sans calcul. « Comme en Tunisie, la pauvreté et l’incurie sont les vrais détonateurs. Le Sud de la Jordanie devrait être la région la plus riche, mais allez à Tafila. Là vous trouverez une pauvreté encore plus grande. »

Trois heures durant rien que le désert, jusqu’à Tafila. Les points de comparaison avec le Sud de la Tunisie sont notables : une richesse en matières premières, mais en même temps une misère profonde et beaucoup de chômage. Issam Shabatat, aujourd’hui chauffeur de taxi, est l’un de ces quelques centaines d’ouvriers mis à la retraite anticipée après des privatisations et autres marchés corrompus à coups de millions. « J’ai perdu ma sécurité financière et je dois payer les études de mes cinq enfants. Certains de mes ex-collègues vivent de charité (ou bienfaisance). » Un cinquième de la population dépendait de trois usines. Maintenant la plupart sont au chômage ou ont émigré. Au pied de l’immense cimenterie se niche un petit village aux chemins en terre et de toutes petites maisons.

Les Etats-Unis sentent venir les problèmes dans l’arrière-cour d’Israël et interviennent. « Un diplomate américain m’a téléphoné aujourd’hui. » Nous rencontrons Majdi Khalel, un des activistes les plus connus de Tafila, dans son ‘chambre d’opération’ où il projette des manifestations. Les Américains veulent soutenir les petites entreprises pour conquérir les cœurs et les esprits. « Vous voulez nous amadouer afin que nous cessions de manifester contre la corruption et la dictature, lui ai-je dit. »

Trois semaines plus tard, le navire américain Spirit of Freedom débarquait 50.000 tonnes de froment. Provisoirement cela ne sert à rien. Lors d’une manifestation contre le chômage, fin janvier, 1500 agents armés ont envahi Tafila. « C’était zero hour. Une vraie bataille rangée. Pour la première fois les gens criaient : « Le peuple veut la chute du régime. »

Il y a six mois l’ UE parlait encore de réformes comme d’une nouvelle page dans l’histoire de la Jordanie. Dans le royaume on écrit effectivement de l’histoire, mais pas celle que l’Europe préconise. Dans toutes les régions du pays les sentiments d’injustice atteignent un climax. Le soutien occidental stabilisera temporairement le trône d’Abdullah II, mais les pieds du trône continueront à vaciller s’il ne présente rapidement un autre modèle de démocratie.

 

Pieter Stockmans, Majd Khalifeh et Xander Stockmans sont des jeunes journalistes qui réalisent un projet à long terme sur le monde arabe. Leur blog ‘Tussen Vrijheid en Geluk’ apparaît sur MO.be. Leurs blogs et les vidéos sur la Jordanie peuvent être consultés sur mo.be/jordaanse-lente. Continuez à les suivre sur leur page facebook ‘Tussen Vrijheid en Geluk’ et You Tube.
Ce rapport a été élaboré avec le soutien de Fonds Pascal Decroos voor Bijzondere Journalistiek. Info : www.fondspascaldecroos.org

Ce rapport a été élaboré avec le soutien de Fonds Pascal Decroos voor Bijzondere Journalistiek. Info : www.fondspascaldecroos.org

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