Francis Fukuyama: 'La démocratie ne suffit pas pour bien gouverner'

Aux yeux de Francis Fukuyama, l’effondrement du communisme présageait la fin de l’histoire. Depuis lors, celle-ci lui a donné tort sur certains points. Il le reconnaît lui-même, mais estime que la démocratie demeure le modèle de référence. Entretemps, ses nouvelles réflexions l’ont conduit à souligner l’importance de bien gouverner. « Nous pâtissons toujours de l’héritage de Reagan et de son incurie envers la gouvernance. »

  • © Reuters/Larry Downing « Il est facile de parler de bonne gouvernance, mais, concrètement, comment fait-on pour transformer le Nigéria en un pays comme la Suède ? Ces deux pays ont beau être des démocraties, il n’existe pas de recette toute faite pour aboutir aux mêmes résultats. » © Reuters/Larry Downing

Un texte peut parfois changer une vie. Francis Fukuyama en sait quelque chose. En 1989, il publiait un article intitulé The End of History ? dans la revue américaine The National Interest, quelques mois avant la chute du Mur de Berlin. Dans la foulée de cet évènement, Fukuyama acquit une renommée mondiale. A l’entendre, la chute du Mur consacrait définitivement la prépondérance du modèle capitaliste et démocratique.

Le nom de Fukuyama restera toujours associé à la Fin de l’Histoire, quand bien même plusieurs de ses écrits ont depuis lors tempéré l’étiquette de chantre du capitalisme et de la démocratie occidentale qui lui colle à la peau depuis 1989.

Le poids du passé semble le poursuivre. Alors que nous l’appelons pour organiser un entretien au sujet de son nouveau livre L’origine de la politique, le voilà qui sursaute quand nous mentionnons la conférence qu’il donnera à Amsterdam : Le retour de l’histoire. Francis Fukuyama semble être un peu étonné. « On l’a vraiment appelée ainsi ? ». Il laisse échapper un léger soupir : cette nouvelle ne semble pas le ravir. De nos jours, il n’est pas de tout repos d’être celui qui a décrété la fin de l’histoire 25 ans auparavant. Il n’empêche que nous aussi, un quart de siècle après les faits, désirons revenir sur ses propos d’alors. N’assistons-nous pas justement à un retour de l’histoire ?

« La géopolitique marque son grand retour. On voit deux Etats autoritaires de taille, la Chine et la Russie, s’affirmer sur la scène internationale et convoiter de nouveaux territoires. »

Francis Fukuyama : Les temps sont durs pour la démocratie, c’est vrai. 2014 est une année difficile et marque le grand retour de la géopolitique. On voit en effet deux Etats autoritaires de taille, la Chine et la Russie, s’affirmer sur la scène internationale et convoiter de nouveaux territoires. A cela s’ajoutent les conquêtes de l’Etat islamique en Syrie et en Irak. Ce n’est pas ce que j’appelle des avancées démocratiques. Les démocraties occidentales doivent envisager ces évènements comme un défi à relever et saisir cette occasion pour réparer les erreurs commises ces dernières années dans la gestion de la crise financière. Les Etats-Unis et l’UE, en réagissant trop mollement, ont permis au secteur financier de continuer à exercer son emprise sur la sphère politique. La démocratie traverse donc une mauvaise passe, et c’est peu dire.

Cela n’infirme-t-il pas votre thèse ?

Francis Fukuyama : C’est une question de perspectives. Depuis 1970, le nombre de démocraties est passé de 35 à 120. C’est pourquoi, en dépit de la période de turbulences actuelle, la démocratie (faute de mieux) demeure jusqu’à nouvel ordre la référence en matière de régime politique. Je n’ai jamais conçu la fin de l’histoire comme le résultat d’un procédé mécanique : bien sûr, toutes sortes d’évènements se produiront encore. Mon idée, c’est que l’avenir de l’histoire réside dans la démocratie. Est-ce toujours le cas aujourd’hui ? Oui. Vous pensez peut-être que le futur appartient au socialisme ? Ou bien au poutinisme ? Voire au califat ? Des modèles pareils peuvent-ils séduire une majorité de Japonais ou de Brésiliens ? J’en doute.

Le modèle chinois paraît pourtant inspirer des pays en développement comme le Rwanda et l’Ethiopie.  

Francis Fukuyama : C’est le candidat le plus sérieux. Il n’en demeure pas moins que, sous la surface de son système semi-capitaliste, la Chine est en proie à des tensions. Reste à voir si le cours de l’histoire empruntera ce chemin. Or, le modèle chinois s’ancre profondément dans la culture chinoise.

« Mon idée, c’est que l’avenir de l’histoire réside dans la démocratie. Est-ce toujours le cas aujourd’hui ? Oui. Vous pensez peut-être que le futur appartient au socialisme ? Ou bien au poutinisme ? Voire au califat ? »

Vous avez déclaré plus haut que la démocratie et le capitalisme constituaient désormais le modèle à suivre. Au vu des frictions qui caractérisent leur relation cependant, ils ne semblent pas faire bon ménage : les inégalités, démultipliées par le capitalisme mondialisé, compromettent la démocratie elle-même.

Francis Fukuyama : L’ampleur de ces inégalités menace effectivement la démocratie. Face à la mainmise des élites oligopolistiques sur la politique, cette dernière se polarise. Avec pour conséquence de faire le lit du populisme et d’accroître l’instabilité.

A l’époque, vous aviez pourtant écrit que le problème de la lutte des classes aux Etats-Unis était résolu et que nous assistions à l’avènement de la société égalitaire voulue par Marx.

Francis Fukuyama : Je pense différemment aujourd’hui. Le problème international posé par ces inégalités est par ailleurs provoqué par la mondialisation et la technologie. Pour le moment, l’Europe lutte avec succès contre ces inégalités en s’appuyant sur un système de redistribution massive, mais pourra-t-elle tenir le coup financièrement ? Je l’ignore. On peut également se demander dans quelle mesure il est possible de protéger les emplois de la classe moyenne sans hypothéquer le potentiel de croissance et la compétitivité.  

Si on ne le fait pas, on risque de saper l’idée même de mondialisation et de faire le jeu des partis populistes, qui remettent en question la migration, le libre-échange, la libre circulation des capitaux…

Francis Fukuyama : En effet, la plupart des mouvements démagogiques brandissent le danger des pertes d’emploi pour asseoir leur succès auprès des classes inférieures. Cela signifie-t-il pour autant que la démocratie n’incarne plus le modèle idéal ? Je ne vois pas d’alternative. D’autant que les régimes autoritaires se révèlent tout aussi incapables de répondre efficacement à l’enjeu de la mondialisation et à ses répercussions. Est-ce que les phénomènes de mondialisation et d’inégalité mettent à mal la démocratie ? Assurément. Dans le contexte démocratique, le mieux à faire est de favoriser des mesures de redistribution, mais sans miner les perspectives d’emploi.

Les propositions de Thomas Piketty vont dans le même sens. Il considère toutefois que la réussite de tels projets passe par la collaboration internationale.

Francis Fukuyama : L’ampleur des efforts internationaux requis pour mener à bien son idée d’impôt mondial sur la fortune n’est pas réaliste. Ce qui n’empêche pas que des progrès ont été accomplis au cours des années précédentes : d’une part, l’étau se resserre autour des paradis fiscaux sommés de faire preuve de plus de transparence, et, d’autre part, les Etats sont de plus en plus incités à échanger entre eux les informations de nature financière.

 « Est-ce que la mondialisation et les inégalités mettent à mal la démocratie ? Oui. Dans le contexte de la démocratie, le mieux à faire est de favoriser les mesures de redistribution. »

Vous considérez la démocratie comme le stade ultime de l’histoire. Pourtant, vous êtes loin de l’idéaliser.  

Francis Fukuyama : Les tensions entre démocratie et bonne gouvernance sont légion. De fait, la corruption n’est pas l’apanage des systèmes autoritaires et se manifeste également au sein des démocraties. Tantôt les dirigeants de régimes autoritaires sont obnubilés par leur propre intérêt, comme au Zimbabwe et en Corée du Nord, tantôt ils agissent dans l’intérêt général, à l’instar de la Chine ou de Singapour. On voit ainsi des élites contribuer, grosso modo, à élaborer des mesures bénéfiques pour la société. La démocratie n’offre donc pas de garantie contre certains fléaux. A cet égard, l’exemple ukrainien de la Révolution orange est édifiant : au lendemain de la révolution, les dirigeants ne savaient apparemment pas sur quel pied danser. Ils sont alors revenus aux fondamentaux en marchant sur les pas du post-soviétisme. Résultat, ils ont perdu les élections suivantes et propulsé Yanukovych au pouvoir. On connaît la suite : il a persisté dans la même voie. La grande question, désormais, est de savoir si le nouveau gouvernement réussira à inverser la tendance.

Si je vous suis bien, on sous-estime en fait l’art de gouverner ?

Francis Fukuyama : Tout à fait. Aux Etats-Unis, on vit dans une démocratie où l’on se contente de décrier la tyrannie. Par contre, on ne se préoccupe guère de la manière de bien gouverner. On a même parfois le sentiment que la gouvernance est à bout de souffle, aux Etats-Unis, mais aussi dans certains pays européens tels que la Grèce et l’Italie, gangrenés par le clientélisme. Le contraste est saisissant avec la situation au nord de l’Europe, où l’on trouve à la fois le meilleur de la démocratie et de la gouvernance.

Ce désintérêt pour l’art de gouverner n’est-il pas né avec la vague néolibérale ?

Francis Fukuyama : Absolument. La doctrine dominante sous Ronald Reagan - le gouvernement est le problème et non la solution - n’avait aucune considération pour l’importance de bien gouverner. Encore aujourd’hui, les Etats-Unis et le monde entier continuent à pâtir de cet héritage. Il est facile de parler de bonne gouvernance, mais, concrètement, comment fait-on pour transformer le Nigéria en un pays comme la Suède ? Ces deux pays ont beau être des démocraties, il n’existe pas de recette toute faite pour aboutir aux mêmes résultats. Au 19e siècle, Max Weber avait déjà décrit les ressorts d’une bureaucratie efficace. Mais comment y parvenir en pratique ? Sans volonté politique, c’est impossible.

En attendant des citoyens qu’ils désavouent leurs dirigeants corrompus lors des élections.

Francis Fukuyama : Les élections ne sont pas un levier suffisant : le clientélisme est plus fort. En fait, les politiciens s’attirent les faveurs des électeurs en multipliant les promesses. En d’autres mots, ils les achètent. A l’arrivée, la logique du court terme se poursuit et empêche les politiciens de former une coalition, et ce même si la majorité aspire peut-être à une politique plus convenable. Il arrive cependant que les conditions politiques soient réunies pour briser cette spirale : ainsi, au 19e siècle, la classe moyenne émergente plaidait pour une meilleure gestion des affaires politiques. Dans de telles circonstances, l’issue peut effectivement s’avérer positive. En conclusion, il n’y a pas de formule magique : l’enjeu est de nature politique et l’instauration d’institutions démocratiques n’est pas un gage de bonne gouvernance.

Les pays en développement peuvent-ils tirer des enseignements de la Chine, dont le système de gouvernance étatique remonte déjà à deux mille ans ?

Francis Fukuyama : Le problème, c’est que maintes caractéristiques du modèle chinois sont quasi-indissociables de l’histoire chinoise. Un exemple : l’accent mis sur l’enseignement. Si celui-ci occupe une place centrale dans la société, c’est parce qu’il est un tremplin pour accéder à la fonction publique : cela fait deux mille ans que les fonctionnaires sont soumis à des examens d’Etat. En corollaire, on retrouve aux quatre coins de l’Asie orientale confucianiste des « mères tigres » qui mettent tout en oeuvre pour transformer leurs enfants en machines à étudier. Or, le phénomène des mères tigres est inexistant dans d’autres régions du monde comme l’Afrique, le Moyen-Orient ou l’Amérique latine. En réalité, les dirigeants africains qui lorgnent vers le modèle chinois désirent avant tout reprendre à leur compte sa composante autoritaire. Ainsi, d’autres aspects comme la méritocratie ou l’idée d’intérêt général passent complètement à la trappe. Il est dès lors illusoire d’escompter les mêmes résultats au final.

J’ai l’impression qu’au fil des années vous vous êtes de plus en plus intéressé au rôle de l’Etat, au bon fonctionnement des institutions et à la bonne manière de gouverner.

Francis Fukuyama : Je ne peux que vous donner raison.

On est pourtant loin de l’image de fervent défenseur du capitalisme qui transparaissait dans votre livre La Fin de l’Histoire.  

Francis Fukuyama : Disons que cet intérêt s’est affirmé avec le temps et que mon opinion a évolué.

Traduit du néerlandais par Julien-Paul Remy.

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