Yaa Gyasi: 'Le spectre de l’esclavage plane toujours.'

Il y a six mois environ, le mouvement afro-américain #Blacklivesmatter réclamait une réparation pour les descendants des victimes de l’esclavage. Une demande justifiée, à en lire le premier ouvrage de la jeune écrivaine Yaa Gyasi. ‘Tant que nous considérerons les événements comme des faits isolés, ils se répéteront.’

© Michael Lionstar

No home : ainsi s’intitule le premier roman de Yaa Gyasi. ‘Il m’a changé, en tant que personne.’

Nous avons rendez-vous à Amsterdam, dans l’hôtel Ambassade. Un immeuble entre les canaux, à un jet de pierre du quartier de Jordaan. Nommez n’importe quel grand écrivain. Il y a de fortes chances qu’il ait déjà séjourné dans cet hôtel. D’ailleurs, les étagères croulent sous les ouvrages de ses illustres hôtes. Roald Dahl, Salman Rushdie, Herta Müller, Mario Vargas Llosa … Les murs sont ornés de tableaux du mouvement Cobra. Ici, il y a de l’art et de la littérature dans l’air.

Une voix fascinante

En attendant mon tour, je n’ai donc pas le temps de m’ennuyer. Âgée d’à peine vingt-sept ans, la débutante américaine d’origine ghanéenne fait d’emblée mouche avec son roman No home (Homegoing en version originale). Ta-Nehisi Coates, son grand exemple, en parle comme d’une ‘source d’inspiration’. D’après le Washington Post, Yaa Gyasi a donné une ‘voix fascinante’ aux opprimés. ‘Un livre riche et passionnant’, selon de Volkskrant. ‘Gyasi brise de nombreux tabous.’

‘Ce sont les gens au pouvoir qui racontent l’Histoire.’

Ces commentaires élogieux ont un prix. Les journalistes font la file pour rencontrer la jeune écrivaine. Chacun a droit à 45 minutes, pas une de plus. Heureusement, Yaa Gyasi ne se départit pas de son sourire. Elle m’accueille chaleureusement, comme cinquième de la file.

Nous nous asseyons dans la bibliothèque, à une table en bois aux lignes épurées. Entre nous, un plateau d’échecs. Les blancs pour moi, les noirs pour elle. L’échiquier sert d’élément décoratif, mais il touche étonnament juste.

C’est effectivement le thème de No home : la lutte entre les Blancs et les Noirs. Le colonialisme et l’esclavage. Du XVIIe siècle à nos jours.

Yaa Gyasi nous présente les choses depuis le point de vue de la communauté noire. ‘Parce que ce côté de l’histoire est trop méconnu,’ expliquera-t-elle plus tard. ‘L’Histoire, c’est du story-telling. Et elle est avant tout contée par le pouvoir.’ Je comprends qui elle vise par ce terme : les Blancs.

Opulence ou indigence

© Wikimedia

 

Notre conversation s’ouvre par une confession : l’idée de son roman s’est quelque peu imposée à elle. Elle avait comme projet de raconter ‘quelque chose à propos d’une mère et de sa fille’ et rentra dans sa mère patrie Ghana pour y effectuer ses recherches. À Cape Coast, elle visita un fort qui faisait office au XVIIe siècle de base d’opérations de la traite négrière transatlantique.

‘Alors qu’à l’étage, des femmes vivaient dans l’opulence, en bas, d’autres étaient jetées dans les cachots.’

‘Le guide nous raconta comment les soldats anglais qui habitaient le fort épousaient des femmes de la région. Il nous montra également les cachots où étaient rassemblés de grands groupes d’esclaves avant leur traversée vers l’Amérique. Soudain, je sus que je voulais parler de ce lieu dans mon roman. Du colonialisme et de l’esclavage. Des femmes vivant dans l’opulence à l’étage du fort et de celles jetées dans les cachots.’

No home narre la vie de deux sœurs ghanéennes à la fin des années 1700. Tandis que Effia épouse un négrier britannique, Esi est expédiée pour l’Amérique. À partir de cet instant, chacune des sœurs ignore tout de la vie de l’autre. Yaa Gyasi suit leurs descendantes, pendant six générations. Et il y a une raison claire à cela.

‘Je pense que notre enseignement se focalise beaucoup trop sur des moments isolés de l’Histoire, sans les relier entre eux. On nous apprend par exemple des événements comme le Fugitive Slave Act (en 1739, ndlr), mais aucune attention n’est portée sur les conséquences historiques du document.’ Alors que Yaa Gyasi estime qu’il en a clairement eu.

‘Prenons le personnage H (ses grands-parents maternelles étaient esclaves, mais lui-même était libre, en principe, ndlr). À un moment donné, il est arrêté parce qu’il aurait regardé une femme blanche. Il se retrouve alors soumis au système de convict lease (qui consiste en l’exploitation des prévenus par des entreprises privées, ndlr) et redevient un esclave.’

Perpetuum mobile

Comme si l’Histoire se répétait sous une nouvelle forme ? Elle acquiesce : ‘Les événements ne sont pas des points isolés. Ils ne peuvent être compris qu’une fois remis dans le contexte historique. Tant qu’on ne le fera pas, on ne pourra pas non plus les corriger et ils continueront à se répéter.

‘Le spectre de l’esclavage plane toujours sur la politique américaine.’

Les écoles américaines n’abordent pas le système de convict lease. Pourtant, il constitue la base d’une série d’événements ultérieurs. Aujourd’hui, les Noirs sont condamnés à des peines bien plus lourdes que les Blancs lorsqu’ils commettent des délits dérisoires. Ce phénomène est comparable au convict lease et à l’esclavage d’il y a plus de cent ans.’

Par la publication de son roman reliant divers épisodes de l’Histoire, Yaa Gyasi espère pointer une certaine “urgence” à aborder différemment les faits d’actualité. ‘Le spectre de l’esclavage plane toujours sur divers points de la politique américaine. La régulation du logement et de l’éducation présente notamment des indices de l’esclavage de jadis.’

© Tony Webster (CC BY-SA 2.0)

Le mouvement Black Lives Matter est né en réaction aux meurtres de Noirs non-armés par des agents de police américains

D’après Yaa Gyasi, la communauté noire a toujours eu conscience de cette forme de perpetuum mobile, tout comme elle a toujours nourri le désir d’en parler et de conscientiser le reste de la population. ‘Ce n’est pourtant que récemment que les Blancs ont souhaité s’engager davantage, comme on l’a vu avec le mouvement Blacklivesmatter, né en réaction aux meurtres d’hommes noirs non-armés. À l’heure actuelle, beaucoup de choses sont filmées, c’est un fait. Par conséquent, tout le monde peut les constater de ses propres yeux.’

‘Quelles conséquences l’Histoire a-t-elle sur les individus ?’

‘L’Histoire, c’est du story-telling, c’est raconter des histoires. Généralement, elle est le fait des personnes qui détiennent le pouvoir.’ Son livre est différent. Il montre l’Histoire à travers les yeux des Noirs. ‘Pendant mes recherches, j’ai trouvé si peu d’éléments pouvant m’aider à comprendre la perspective des esclaves. Pourtant, il est si important d’entendre différentes voix.’

Ces voix s’expriment à travers différents caractères, ceux des descendants de Esi et Effia. Découvrir leurs vies d’individus, c’est recevoir une petite leçon d’Histoire. Je sonde Yaa Gyasi : pour elle, lequel de ce deux aspects prime-t-il ? Catégorique, elle me répond : ‘La vie personnelle. Je voulais que les lecteurs puissent s’imaginer l’impact de l’Histoire sur les individus, sur leur ressenti, sur leur corps, sur leurs liens familiaux.’

Elle ne croit pas qu’un seul livre puisse contenir toute l’Histoire. Pour elle, il s’agit plutôt de ‘créer des couches’. ‘Et celle-ci semblait manquer. C’est pourquoi je voulais l’écrire. Si le livre inspire d’autres à dévoiler une nouvelle couche de l’Histoire et à la raconter, j’espère que les gens y seront aussi attentifs.’

Immigrés vs. Afro-américains

Les ‘gens’. Parlons-en. A-t-elle écrit son livre en pensant à un public précis ? Un court silence s’installe, elle réfléchit. ‘En premier lieu, je l’ai écrit pour moi, parce que j’avais besoin de raconter cette histoire. Je pense par ailleurs que le processus d’écriture et la recherche de tous ces traumatismes dans l’histoire américaine et ghanéenne m’ont changée, en tant que personne.’

‘L’Amérique pense en termes de races. Les migrants se retrouvent donc soudainement dans un pays où tous se définissent par le pays de leur race.’

Quand elle avait deux ans, ses parents et Yaa Gyasi ont quitté le Ghana pour les États-Unis. Son père, un doctorant en littérature française, voulait y faire carrière comme professeur d’université. De neuf à dix-huit ans, Yaa Gyasi vécut dans l’état sudiste d’Alabama, l’une des principales destinations des esclaves afro-américains. Sa relation avec le Sud des USA et avec sa patrie, le Ghana, fut pour elle une grande source d’inspiration.

Ce qui étonne à ce propos, c’est la différence existant entre les immigrés d’Afrique et les Afro-américains, dont elle a parlé à différents canaux médiatiques. Elle explique : ‘Quand une personne d’un pays majoritairement noir, comme le Ghana, émigre aux USA, il lui semble normal de s’identifier à son groupe ethnique ou à sa nation. Mais l’Amérique pense en termes de races. Cette personne se retrouve donc soudainement dans un pays où tous se définissent par le pays de leur race. Les Afro-américains y sont habitués, parce qu’ils sont nés aux USA. Pour les migrants noirs, ce n’est pas si simple.’

Elle souhaite que son ouvrage inspire d’autres personnes se posant comme elle des questions d’identité, d’ethnicité, de race … ‘J’ignore s’ils y trouveront des réponses. Avec mon livre, je veux avant tout leur “tenir compagnie”, leur communiquer le sentiment que quelqu’un d’autre est en proie aux mêmes questionnements.’

Bulle actuelle

Pendant ce temps, l’heure tourne, inflexible. La responsable de la maison d’édition passe sa tête par la porte entrebâillée. Plus que cinq minutes … Nous opinons du chef. Le moment d’une dernière citation est venu (sourire).

‘J’espère que mon livre ne touchera pas uniquement la communauté noire, mais qu’il apportera quelque choses à tous les lecteurs et qu’il changera peut-être leur relation au monde. Je veux montrer que l’Histoire est dynamique. Le moment présent découle du passé et influence à son tour le futur. Aujourd’hui, nous sommes arrivés à un moment où une grande partie du monde semble se tourner vers la droite. Il est d’autant plus important de prendre conscience que nous ne vivons pas dans une “bulle actuelle”, loin de là.’

Traduction: Marie Gomrée

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