Les griffes du Lion de Damas s’émoussent

Alors qu’à Genève, tous se préparent sans grand enthousiasme à un énième sommet pour la paix, le président Bachar Al-Assad semble à nouveau fermement installé au pouvoir. Les apparences sont toutefois trompeuses. En effet, la force de frappe de son armée est fracturée. Toon Lambrechts a tendu son micro à Aymenn Jawad al-Tamimi, chercheur du Middle East Forum et du Global Research in International Affairs Center. Il lui parla des dizaines de milices plus ou moins fidèles au régime qui font obstacle à une éventuelle résolution de la guerre civile en Syrie.

Jawad Shaar (CC BY 4.0)

Un soldat de la coalition Syrie-Russie-Iran-Irak observe Palmyre à l’horizon.


Normalement, les cartes servent à mieux comprendre une situation. Elles peuvent pourtant parfois induire en erreur, voire mentir effrontément. Prenons l’exemple de la Syrie. Chaque jour, la carte désignant quelle région se trouve sous le contrôle de quel groupe fait l’objet de modifications minutieuses. En noir, les régions de l’EI, en jaune, celles des Kurdes, en vert, celles de l’enchevêtrement de groupes armés de l’opposition. Et en rouge, celles conquises par le régime d’Assad.

  Al Jazeera (CC BY-NC-SA 2.0)​

 

En réalité, il est impossible de dresser la carte d’un conflit géopolitique aussi complexe que la guerre civile syrienne. L’opposition armée se constitue d’un pot-pourri de fractions évoluant dans une constellation mouvante d’alliances et de conflits inextricable. Ça, ce n’est pas nouveau. Ce qui l’est en revanche, c’est que le régime est lui aussi en miettes. Sur la carte, la zone rouge ressemble à un patchwork de petits royaumes et de zones sous l’emprise de seigneurs de guerre.

Près de sept années de lutte plus tard, l’armée syrienne est exténuée ; elle partage le champ de bataille avec d’innombrables milices aux objectifs distincts. Certaines proviennent de l’étranger, tandis que d’autres combattants obéissent aux ordres d’hommes d’affaires syriens, sont des criminels, des groupes armés liés à des fractions politiques ou encore appartiennent à des minorités ethniques. La désintégration du régime a atteint un point tel que l’existence d’un “régime Assad” est remise en question.

Financés par Damas

Aymenn Jawad al-Tamimi travaille comme chercheur pour le Middle East Forum et le Global Research in International Affairs Center (GLORIA). Il rédige des articles pour The Huffington Post, Foreign Affairs et le journal israélien Ha’aretz, entre autres. Ses recherches se concentrent sur les groupes armés actifs au Moyen Orient qui échappent au pouvoir de l’État. Son opinion à propos des milices combattant aux côtés du régime syrien de Bachar Al-Assad fait autorité.

Aymenn Jawad al-Tamimi considère qu’il existe toujours, du moins en partie. Ce chercheur travaille au Middle East Forum ; il étudie depuis des années le régime syrien. ‘Il existe bel et bien un semblant d’État, avec des institutions étatiques pertinentes. Par exemple, le régime verse les salaires des fonctionnaires et des professeurs, et ce non seulement dans la partie de la Syrie qu’il contrôle, mais aussi dans certaines régions aux mains des rebelles, dont les régions kurdes.’

‘Pour le régime, c’est une manière de maintenir son autorité. Plus le conflit perdure, plus les institutions étatiques s’effritent. Pour le moment, une sorte d’État syrien plus ou moins fonctionnel existe toujours.’

‘La situation militaire, elle, n’a rien à voir. Depuis le début de la guerre civile, toute une série de fractions indépendantes ont fait leur apparition. Elles combattent au côté du régime, tout en poursuivant chacune leurs propres objectifs. De plus, elles tentent de se constituer une sphère d’influence dans les régions officiellement sous le contrôle du régime. De nettes fractures séparent les différents acteurs, nous ne pouvons certainement pas les grouper sous un seul dénominateur commun.’

Concurrence militaire

Jadis, la Syrian Arab Army était l’un des principaux piliers de soutien du régime d’Assad père et fils. Quand l’opposition au régime éclata en 2011, ses forces militaires se montrèrent pourtant loin d’être opérationnelles. La corruption ambiante avait épuisé la puissance de l’armée.

Elle fut pourtant plus résiliente qu’elle ne semblait ; paradoxalement, ce système de clientélisme avait favorisé l’apparition d’une structure autoritaire parallèle qui s’avéra beaucoup plus flexible que la structure officielle. Grâce à elle, le régime fut prompt à réagir face à la réalité d’un conflit évoluant rapidement.

Divers éléments des forces de combat sont passés aux mains de groupes paramilitaires échappant à la structure officielle de l’armée.

Bien que les combats prolongés, le nombre incalculable de déserteurs et la difficulté d’enrôler de nouvelles recrues aient acculé le régime, la structure de l’armée syrienne est toujours intacte. Cela étant, divers éléments des forces de combat sont passés aux mains de groupes paramilitaires échappant à la structure officielle.

Un fait qui n’a rien d’étonnant, à en croire Aymenn Jawad al-Tamimi. ‘Les services secrets de l’armée de l’air (Idarat al-Mukhabarat al-Jawiyya) et les services militaires de renseignement (Shu’bat al-Mukhabarat al-‘Askariyya) ont chacun constitué leurs milices ; elles opèrent toutes indépendamment. Il s’agit là de la continuité de la concurrence entre différentes composantes de l’armée qui existait déjà avant la guerre civile.’

Le caractère informel de ces milices, qui ne tombent que partiellement sous l’autorité des troupes officielles, fait précisément leur force, puisque la bureaucratie de l’armée n’a pas de prise sur elles. Leur loyauté repose en général sur des liens familiaux ou sectaires avec des membres importants du régime.

Les Tiger Forces (Quwat Al-Nimr) illustrent bien l’entrelac d’influences des relations familiales, des intérêts commerciaux et des lignes sectaires mêlées. Fer de lance de l’armée du régime, elles figurent en première ligne de grandes offensives comme celle de Palmyre ou, en ce moment, de la région de Al-Bab dans le nord d’Alep.

Les Tiger Forces obéissent au commandement du général Souheil al-Hassan, figure alaouite très populaire, et reçoivent le financement de Rami Makhlouf, cousin de Bachar Al-Assad et l’un des hommes d’affaires syrien les plus mal famés. Souheil al-Hassan est issu des services de renseignements de l’armée de l’air ; cependant, les Tiger Forces agissent hors des canaux officiels.

Hommes d’affaires et seigneurs de guerre

En août 2013, le président Bachar Al-Assad a promulgué une loi autorisant les hommes d’affaires à créer leurs propres milices. D’un trait de stylo, il a ainsi régularisé une pratique déjà opérationnelle depuis un certain temps. Les puissants hommes d’affaires corrompus de l’entourage du régime furent consacrés seigneurs de guerre. Aymenn Jawad Al–Tamimi qualifie cette signature de tournant capital.

‘Depuis l’approbation de cette loi, les milices poussent comme des champignons, même sur le champ de bataille. Les Desert Falcons (Suqour Al-Sahara) en sont un exemple. Cette milice privée opère sous le commandement de Mohammed Jaber. À l’époque de l’embargo contre l’Irak, Mohammed Jaber a engrangé une fortune colossale grâce au trafic de pétrole.’

Abkhazian Network News Agency (CC BY-SA 3.0)​

Soldats des Deserts Falcons (Suqour Al-Sahara) à Bashura.

‘La milice The Syrian Resistance (Al-Muqawama as-Surīya) dirigée par Mihrac Ural en est un exemple moins connu. Malgré son idéologie communiste, l’homme est à la tête d’un empire d’hôtels et de restaurants à Lattaquié. Les milices de Al-Bustan et de la National Defence Force sont financées et dirigées par de riches hommes d’affaires.’

Comme pour les milices dérivées de la concurrence aux forces militaires officielles, Aymenn Jawad al-Tamimi voit ici la continuité de la Syrie pré-guerre civile. L’élite économique corrompue de part en part d’alors était attachée au régime par des liens familiaux ou ethniques. En échange de sa loyauté, elle jouissait d’un haut degré d’impunité.

Les groupes paramilitaires ne sont pas non plus une nouveauté. Les Shabiha (apparitions en arabe) existent depuis les années 1980. Ces groupes de paramilitaires s’adonnaient à des activités criminelles, à la répression de la dissidence au sein de la police et à la défense des intérêts commerciaux de leurs commanditaires. Aujourd’hui, les Shabiha se sont réinventées en armées privées, regroupées autour de puissants hommes d’affaires aux poches profondes qui voient dans la guerre une occasion de choix d’élargir leur influence.

Une histoire commode

Cependant, la plupart des milices nourrissent des ambitions plus modestes. Souvent, ce sont des groupes qui défendent leurs villages et quartiers, leurs actions se limitent à l’échelle locale. Les ruptures entre les ethnies (autrefois un sujet tabou en Syrie) y jouent un rôle prépondérant. Plusieurs milices chrétiennes soutiennent Bachar Al-Assad. Parmi celles-ci, les Sootoro (Forces of Rage, Quwat al-Ghadab) sont actives dans la ville gréco-orthodoxe de Al-Suqaylabiyya, près de Hama. Les Druzes et les Palestiniens se sont également organisés en fractions armées.

Elles s’inscrivent dans la narration officielle du régime du président Al-Assad comme seul capable de contenir les groupes d’opposition fondamentalistes.

Les milices locales de moindre ampleur ne dépendent quasiment pas de l’armée officielle. Ce qui a ses avantages. Tandis que les forces armées syriennes déplorent une vague de désertion et peinent à recruter de nouveaux soldats, les milices locales ou ethniques semblent un moyen commode d’impliquer plus d’hommes dans le combat, explique Aymenn Jawad al-Tamimi.

‘Pour un habitant de Soueïda, une région du Sud où résident beaucoup de Druzes, la défense des villages alentours parle plus que les combats à Alep. De plus, l’influence dont disposent certaines milices leur permet parfois d’offrir l’amnistie aux combattants ayant fui leur service militaire officiel. C’est un atout considérable dans le recrutement de soldats.’

En plus de constituer un canal de recrutement idéal, les milices ethniques remplissent une autre mission importante. Elles s’inscrivent dans la narration officielle du régime du président Al-Assad qui prétend que lui seul est en mesure de contenir les groupes d’opposition fondamentalistes. ‘Les minorités contribuent fortement à la fiction d’une seule alternative : Al-Assad ou les extrémistes,’ déclare Aymenn Jawad al-Tamimi.

‘Le régime cultive son image nationaliste inclusive. Il se présente comme le gardien d’un Syrie où les minorités ont leur place. La grande majorité des milices propagent cette même idée nationaliste d’une patrie qu’il faut défendre des groupes sectaires, à la tête desquels figure l’EI.’

Un tyran devenu symbole

Il est difficile  d’évaluer le nombre de milices combattant dans le camp du régime. Aymenn Jawad al-Tamami estime qu’elles sont des dizaines, peut-être des centaines. ‘La quasi-totalité n’ont qu’une capacité militaire limitée. Les groupes issus de l’armée et des services de sécurité, comme les Tiger Forces, ont réellement la possibilité de participer à l’offensive, à l’instar de milices plus développées, comme les National Defence Forces et Liwa Al-Baqir. Cette dernière a joué un rôle décisif dans la reconquête de l’ouest d’Alep.’

‘La prolifération des groupes pose un sérieux casse-tête pour la coordination du régime. Les principales milices entretiennent entre elles une âpre rivalité. La première reconquête de Palmyre des mains de l’EI provoqua des échauffourées entre les Tiger Forces et les Desert Falcons. De hauts fonctionnaires du régime durent intervenir pour éviter que le conflit n’escalade.’

Thierry Ehrmann (CC BY 2.0)​

‘Al-Assad fait figure de référence, de facteur d’union, ce qui favorise les milices qui combattent aux côtés du régime par rapport à l’opposition. Dans les rangs de l’opposition, tous souhaitent la chute de Bachar Al-Assad, mais les avis divergent quant à la structure d’une Syrie libérée du régime. Aucune forme ne consensus n’existe sur ce point.’

L’infrastructure militaire est un autre point important. Le régime dispose toujours du monopole de l’accès à un armement lourd et à un appui aérien. C’est un atout de poids pour s’assurer l’obéissance relative des milices. Par contre, l’influence du régime sur les milices est difficilement quantifiable. C’est ce qu’explique Aymenn Jawad al-Tamimi : ‘C’est un problème grandissant pour Bachar Al-Assad. Lors de la reconquête d’Alep, les milices pillèrent toute la région. Le régime n’avait pas beaucoup de leviers pour les en empêcher.’

La coordination, c’est une chose. Mais qu’en est-il de la loyauté de tous ces groupes armés ? D’après Aymenn Jawad al-Tamimi, le rôle de Bachar Al-Assad reste crucial, mais il se fait de plus en plus symbolique. ‘Pour résumer, tous souhaitent qu’il se maintienne au pouvoir, indépendamment de leurs intentions particulières. Ils dépendent tant du système politique qu’ils ne peuvent envisager une Syrie sans Bachar Al-Assad. Si ce système venait à disparaître, leur influence sombrerait avec lui.’

‘Al-Assad fait figure de référence, de facteur d’union, ce qui favorise les milices qui combattent aux côtés du régime par rapport à l’opposition. Dans les rangs de l’opposition, tous souhaitent la chute de Bachar Al-Assad, mais les avis divergent quant à la structure d’une Syrie libérée du régime. Aucune forme ne consensus n’existe sur ce point.’

Après 6 ans de combats, la guerre civile s’est muée en guerre d’usure, aussi sur le plan économique.

Après six ans de combats, la guerre civile de Syrie s’est muée en guerre d’usure, aussi sur le plan économique. Le régime a désormais à peine les moyens de régler les traites des forces de combat officielles. Pour les milices soutenues par de riches hommes d’affaires, la situation est un rien plus positive, bien que le gros des soldats ne peuvent compter que sur eux-mêmes et grignotent le peu que la Syrie peut encore leur offrir.

Les trafics – d’armes, de nourriture, de pétrole et d’êtres humains – sont devenus la principale activité économique du pays. Les enlèvements et les extorsions permettent également de renflouer les caisses. D’autres établissent des checkpoints pour “taxer” les citoyens qui le traversent. Régulièrement, des conflits éclatent entre les milices voulant s’approprier le contrôle des checkpoints les plus rentables. L’autorité branlante de l’État a favorisé l’apparition d’une économie dominée par les seigneurs de guerre qui vient s’ajouter aux nombreuses plaies accablant la population syrienne.

Un bug dans le réseau

S’il existe toujours un simulacre d’État dans la partie du pays sous le contrôle du régime, la mainmise totalitaire qu’avait Bachar Al-Assad sur pour ainsi dire tous les aspects de la société s’est sévèrement relâchée. Sur la carte, la zone en rouge ressemble de plus en plus à un patchwork de zones dominées par des groupes armés aux intentions divergentes.

Bachar Al-Assad n’est plus réduit qu’à un symbole, un portrait suspendu au mur. Sa position n’est pas menacée – du moins, pas encore. Mais la question de sa puissance effective sur les hommes qui combattent sous ses ordres se fait pressante.

Pourtant, plus personne ne s’étonne de la fragmentation du régime. Il se brise le long de fissures déjà présentes avant la guerre civile, même si personne n’en parlait à l’époque. Les hommes d’affaires/criminels d’alors sont les hommes d’affaires/seigneurs de guerre d’aujourd’hui.

Les lignes de cassure ethniques datent de la constitution de l’État lui-même. Certes, elles ont longtemps été dissimulées. Le réseau de liens familiaux, cohésion ethnique et intérêts commerciaux qui rattachent l’élite syrienne au régime de Bachar Al-Assad, celui-ci en a hérité de son père Hafez Al-Assad. Aujourd’hui, il forme la base de la loyauté des milices.

Le trône du “Lion de Damas” lui est encore garanti, malgré son pelage tacheté de sang.

L’effondrement du régime constitue un obstacle sérieux à une éventuelle résolution du conflit syrien. Les agents que le président pourrait envoyer à la table des négociations n’ont qu’un maigre impact sur la réalité du terrain. Tout d’abord, parce que la survie du régime dépend de la Russie, de l’Iran et du Hezbollah, mais aussi parce que les troupes qui luttent pour Bachar Al-Assad lui obéissent de moins en moins.

Paradoxalement, la position de Bachar Al-Assad s’en voit temporairement renforcée. Dans les rangs des milices, personne ne peut le supplanter dans son rôle symbolique et unificateur. Dans le même temps, la puissance des milices est indissociable de la pérennité du régime. Le trône du “Lion de Damas” lui est encore garanti, malgré son pelage tacheté de sang.

Traduction : Marie Gomrée

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