Selon un grand politologue chinois «nous nous dirigeons inévitablement vers un monde bipolaire»

John Vandaele a rencontré le professeur Yan Xuetong, un des plus grands politologues de Chine. M. Yan est connu pour dire ce qu’il pense, tant pis si cela ne sied par au Parti. Une chose est sûre : on ne voit pas le monde de la même façon à Pékin.

  •  World Economic Forum (CC by-nc-nd 2.0) Le professeur Yan est un fervent défenseur de l’intervention occidentale au Moyen-Orient. World Economic Forum (CC by-nc-nd 2.0)

Yan Xuetong est le doyen de l’Institut des Relations internationales modernes de la célèbre Université de Tsinghua. En 2008, la revue américaine Foreign Affairs l’incluait dans la liste des cent intellectuels les plus influents au monde. Lorsque nous l’avons sollicité pour une interview, il a directement accepté. Contrairement à certains de ses collègues, M. Yan n’avait manifestement pas besoin de demander une autorisation au préalable à la hiérarchie.

Dans son livre Ancient Chinese Thought, Modern Chinese Power, M. Yan se plonge dans de vieux écrits à la recherche de pistes pour guider avec sagesse la Chine moderne. Le livre a reçu beaucoup d’attention en Occident, notamment après que Joe Biden a été aperçu un exemplaire sous le bras. Ce politologue chinois se considère comme un réaliste politique : la force est au centre des relations internationales. Il croit cependant que la puissance douce (softpower), c’est-à-dire l’autorité humaine, l’emporte toujours.

Nous commençons l’interview avec la Révolution culturelle (1966-1976). Âgé de seize ans à peine, M. Yan a été déporté à la campagne. Il y est resté neuf ans. La Chine traversait à l’époque des temps difficiles. S’imaginait-il alors que, quarante ans plus tard, la Chine serait la deuxième puissance économique du monde ?

Yan Xuetong : Je pense que personne n’aurait pu imaginer cela à l’époque. Nous savions que de mauvaises politiques avaient été menées. La renaissance du pays n’aurait pas été possible sans la réintroduction de bonnes politiques. À mes yeux, ce revirement de situation souligne l’importance du gouvernement et de ses mesures.

Cette vision contraste énormément avec celle des États-Unis, où nombre de personnes s’opposent à l’intervention de l’État.

Yan Xuetong : Tout à fait. Aux États-Unis, les citoyens veulent limiter le plus possible le pouvoir du gouvernement, ils ne veulent pas qu’il empiète sur les lois du marché et les libertés individuelles. Ce n’est pas mon avis ni celui de ma génération. Notre longue histoire montre que les avancées et échecs d’un pays sont étroitement liés à la politique menée. Si le gouvernement est compétent, le pays va de l’avant. S’il ne l’est pas, le pays décline.

« Le système démocratique n’est pas très efficace. Il faut trouver un équilibre entre l’efficacité et la participation. »

Les États-Unis se fourvoient-ils ?

Yan Xuetong : Ils sous-estiment le rôle de la politique. Pourtant, la crise économique qu’a connue le pays est le résultat d’une politique laxiste. Leur propre histoire démontre que certains dirigeants ont été meilleurs que d’autres, et qu’ils ont influencé la vie de tout le pays. Il est évident que les dirigeants ne prennent pas toujours les bonnes décisions, d’où l’importance de permettre à la population de les contrôler d’une façon ou d’une autre.

Il faut cependant avant tout déterminer quel mécanisme est le plus adapté pour y parvenir. Le système démocratique ? Le système démocratique n’est pas très efficace. Il faut trouver un équilibre entre l’efficacité et la participation. Cet équilibre peut évoluer avec le temps, il n’existe pas de règle absolue à ce sujet.

Vous avez étudié à l’Université de Berkeley, aux États-Unis. Qu’avez-vous retiré de cette expérience ?

Yan Xuaton : Qu’il faut analyser la réalité, d’une façon logique et scientifique, et puis méditer sur la question. Ensuite, qu’il faut observer le monde selon différentes perspectives. Il ne faut pas être trop idéologique. Les différences d’idéologie sont inévitables : nous devons apprendre à accepter ces divergences d’opinions au lieu de vouloir imposer nos idées aux autres.

Dans votre livre, vous vous demandez s’il est possible de tirer des leçons d’écrits chinois datant d’il y a 2500 ans. Y avez-vous trouvé des conseils qui pourraient servir à la Chine d’aujourd’hui ?

Yan Xuetong : Certaines idées peuvent encore nous servir tandis que d’autres sont dépassées. Certaines idées restent pertinentes, car elles se basent sur des connaissances solides, qui les rendent universels. Elles ont eu de l’importance par le passé, et elles en auront encore à l’avenir.

« Marx disait que l’économie déterminait la politique. C’est précisément l’inverse : c’est la politique qui détermine l’économie. »

Quelle est la plus importante de ces idées « universelles » ?

Yan Xuetong : Le déterminisme politique. L’homme recherche des relations humaines, il ne peut donc pas se passer d’institutions politiques. C’est pour cela qu’il a créé l’État. La politique, c’est-à-dire la force qu’exerce le dominant sur le dominé, est cruciale. Il est essentiel de comprendre ce rapport de force. Les marxistes disaient que l’économie déterminait la politique. C’est précisément l’inverse : c’est la politique qui détermine l’économie.

Les Européens ont donc bien raison de tenir l’Europe pour responsable du chômage. Dans le cadre des relations internationales, une puissance montante perd face à un hégémon parce que ses dirigeants politiques sont moins influents, et non parce que son économie ou sa culture est moins bonne. La politique dépasse le système politique et les différents partis. Le gouvernement, la direction du pays, l’influence politique, la culture politique ou encore la volonté politique font tout autant partie de la politique.

La volonté politique doit s’appuyer sur une vision politique, non ?

Yan Xuetong : Une vision politique est en effet nécessaire, mais les moyens pour le mettre en œuvre le sont encore plus. Le président Obama dispose par exemple d’une vision politique, mais le Congrès lui barre la route. La volonté politique, elle, implique de prendre des risques. Le président Bush avait sans conteste ce talent, mais il n’y avait aucune vision politique derrière. Quant à Hitler, lui aussi savait prendre des risques, mais ses projets étaient terribles.

La Révolution culturelle lancée par Mao témoignait d’une grande volonté politique, mais elle ne semblait pas très réfléchie.

Yan Xuetong : Mao a mené une politique très efficace de 1949 à 1956. Après, ce n’a plus vraiment été le cas. Un même dirigeant peut prendre de bonnes et de mauvaises décisions.

Que nous apprennent les vieux écrits sur les relations internationales ?

Yan Xuetong : Ils nous apprennent que l’avenir dépend du type de leadership. S’il est bon, cela se traduit par une harmonie dans le monde. S’il est question de tyrannie, ce sera moins le cas. Je différencie la tyrannie, qui impose sa volonté grâce à la force militaire et se crée ainsi de nombreux ennemis, et l’autorité humaine, qui imprègnent les cœurs des citoyens et gagnent en influence à l’étranger en montrant un bon exemple, dont les autres États s’inspirent. L’hégémonie se situe entre les deux : elle s’appuie d’une part sur la force militaire, et d’autre part sur un certain pouvoir de séduction.

L’histoire nous montre que l’autorité humaine l’emporte toujours. Certains en ont conclu que je pense que la Chine adoptera ce genre de leadership, mais ce n’est pas le cas. J’en serais pourtant ravi, mais le modèle que la Chine s’apprête à suivre n’est pas encore clair. L’autorité humaine cherche par exemple à multiplier autant que possible le nombre de ses alliés, mais ce n’est pas le cas de la Chine. Elle pourrait pourtant au moins tenter de rassurer ses pays voisins et leur garantir un environnement stable et sûr. Mais, malheureusement, elle ne le fait pas.

Que sont les États-Unis ?

Yan Xuetong : Les États-Unis sont un hégémon. Ils ne sont donc pas une autorité humaine, mais ils restent néanmoins préférables au Royaume-Uni et aux autres puissances coloniales. On dit que les États-Unis ont été un hégémon bénéfique pour le monde depuis la fin de la Guerre froide, mais je ne suis pas d’accord. Cela n’a fait qu’empirer, car le président Bush est parti en guerre un peu partout dans le monde.

À quoi ressemble une société qui ne cesse d’inspirer les autres ?

Yan Xuetong : Il s’agit d’une société harmonieuse où il n’y a pas de grande différence entre les riches et les pauvres, une société équitable où chacun est libre de s’exprimer comme il l’entend et d’inventer de nouvelles choses.

Vous vous déclarez en faveur de la liberté d’expression. Les dirigeants chinois ne froncent-ils pas les sourcils en vous entendant ?

Yan Xuetong : Que cela leur plaise ou non, je ne changerai pas de discours.

Ne vous sentez-vous pas menacé ?

Yan Xuetong : Non, du tout.

Fait-il que la Chine se démocratise afin de devenir une autorité humaine ?

Yan Xuetong : Oui, mais pas nécessairement en suivant le modèle de démocratie à l’occidentale. Il faut toutefois que le peuple soit davantage impliqué. Nous pouvons nous appuyer sur de nombreux modèles en la matière, comme le Japon, Singapour, l’Inde…

Cela vous dérange-t-il lorsque l’Occident pointe du doigt le manque de démocratie en Chine ?

Yan Xuetong : L’idée a toujours été la suivante : la Chine n’arrivera à rien si elle ne suit pas le modèle de la démocratie occidentale. Les faits ont démontré le contraire. La Chine est petit à petit parvenue à réduire l’écart avec États-Unis sur la scène internationale grâce à une politique foncièrement différente.

« La Chine est petit à petit parvenue à réduire l’écart avec les États-Unis sur la scène internationale grâce à une politique foncièrement différente. »

Le rêve chinois dont parle Xi Jinping va-t-il dans le sens d’une autorité humaine ?

Yan Xuetong : Ce n’est pas encore très clair.

Xi veut faire de la Chine une nation écologique.

Yan Xuetong : La pollution de l’air et de l’eau est telle qu’elle menace notre qualité de vie. Il faut donc agir, et c’est ce que fait le gouvernement.

La Chine peut-elle servir d’exemple dans ce domaine aux pays en voie de développement ?

Yan Xuetong : Oui, mais pas uniquement dans ce domaine. L’Asie doit aujourd’hui encore faire face à la faim et à diverses maladies. Et, au Moyen-Orient, il y a la guerre.

La Chine devrait-elle jouer un rôle plus important en Syrie ?

Yan Xuetong : Certainement pas. Une autorité humaine n’est pas idéaliste, elle est pragmatique, c’est-à-dire qu’elle n’outrepasse pas ses prérogatives. À l’heure actuelle, je pense qu’aucun pays n’est en mesure de résoudre le conflit syrien. Il ne faut pas se lancer dans une guerre lorsqu’on est incapable de la gagner. La Russie bombarde la Syrie uniquement pour faire plaisir à ses citoyens.

Et pour s’assurer que Bachar el-Assad reste au pouvoir.

Yan Xuetong : Mais l’Europe n’est pas toute blanche non plus, vous savez. Elle est également responsable de ce chaos. Elle n’aurait jamais dû apporter son soutien au printemps arabe. Elle ne se rendait manifestement pas compte des risques que cela impliquait…

Qu’y a-t-il de mal à vouloir démocratiser davantage la politique dans les pays arabes ?

Yan Xuetong : En soi, rien. Cependant, l’Union européenne a mal évalué la situation. Tout ne s’est pas passé comme elle le pensait.

Ce n’était pourtant pas possible de prédire ce qui s’est passé. La Tunisie a par exemple adopté un modèle plus démocratique.

Yan Xuetong (en colère) : Lorsqu’on se trompe dans ses prédictions et que tout dérape, il faut pouvoir s’excuser et reconnaître que c’était une grave erreur de soutenir le printemps arabe, car c’est ce qui a provoqué la crise syrienne. C’est facile de prendre des risques inconsidérés lorsque ce sont les vies d’autres personnes qui sont en jeu. Pourquoi ne sacrifiez-vous des vies européennes ? Mais cette folie continue malgré tout. La France et les États-Unis disent qu’ils ne peuvent gagner cette guerre, mais ils s’obstinent à bombarder la Syrie. L’intervention des Occidentaux en Libye s’est elle aussi soldée par un échec criant. Comment qualifiez-vous un État qui persiste à oublier toutes ses erreurs ?

Que préconisez-vous alors ?

Yan Xuetong : La seule stratégie utile est celle de l’endiguement. Il faut isoler le problème pour éviter qu’il ne se répande. Il est donc nécessaire de travailler avec les pouvoirs locaux.

On dit que nous vivons actuellement dans un monde multipolaire, où différents centres de pouvoir coexistent. Cela peut-il fonctionner ?

Yan Xuetong : Tout le monde — la Chine, les États-Unis, la Russie, le Japon, l’Inde… – est en faveur d’un monde multipolaire. Bien que ce modèle soit souhaitable, il n’est pas réaliste, car la Chine est le seul pays capable de rattraper les États-Unis. Nous nous dirigeons donc vers un monde bipolaire.

Cela ne favoriserait-il pas l’émergence de conflits ?

Yan Xuetong : Pas nécessairement. Cela ne doit vraiment pas devenir une nouvelle guerre froide. La mondialisation intensifie tellement les relations dans différents domaines — académique, commercial, financier, technologique — qu’il est impossible que ces pays optent pour une politique isolationniste. De plus, la situation présente ne pose aucun conflit idéologique.

Les États-Unis affirment qu’ils sont une démocratie, contrairement à la Chine.

Yan Xuetong : Ce n’est rien de plus qu’un prétexte pour légitimer leur pouvoir. Le contentieux des îles dans la mer de Chine méridionale n’a rien d’idéologique, il est seulement question d’un rapport de force.

Cela ne peut-il pas provoquer une guerre ?

Yan Xuetong : Une telle situation peut mener à la violence. Personne ne peut le prédire. La bipolarité du monde ne va faire que s’accentuer. Je ne pense pas qu’il faille s’attendre à une guerre mondiale, car les armes nucléaires existent, mais il est néanmoins possible qu’il y ait des luttes indirectes d’influence.

Que faut-il faire à propos de ces îles ?

Yan Xuetong : Ce conflit va durer, car les parties voudront le résoudre en toute transparence : les États-Unis annonceront le passage de leurs bateaux dans la zone, et la Chine donnera son autorisation.

N’est-ce pas une évidence que l’influence des États-Unis dans la région ne sera pas éternelle ?

Yan Xuetong : Les États-Unis commencent déjà à perdre de l’influence. Le commandant en chef américain de la région a récemment déclaré que ses alliés restaient inquiets, en dépit du nombre de bateaux américains stationnés dans la région. Ceci témoigne de la perte d’influence des États-Unis. C’est un problème récent.

« L’Union européenne n’aurait peut-être pas dû s’élargir si vite. »

Quel regard posez-vous sur l’Union européenne ?

Yan Xuetong : L’UE ne parvient plus à faire parler ses membres d’une même voix. De plus en plus de pays membres éprouvent une certaine méfiance à l’égard de l’UE et ils envisagent de s’en séparer. C’est un fait que le Royaume-Uni prend ses distances, quel que soit le résultat du référendum. Les pays d’Europe de l’Est, pour leur part, s’écartent de Schengen. Tous ces comportements nuisent à l’Union européenne.

Si l’Union européenne s’affaiblit et ses membres gagnent en indépendance, cela ne se traduit-il pas par une perte d’influence ?

Yan Xuetong : Dans un tel contexte, une perte d’influence est inévitable. L’Union n’aurait peut-être pas dû s’élargir si vite. L’intégration des pays de l’Est a rendu l’Union beaucoup plus hétérogène, ce qui mine la solidarité entre les États membres. Il faudrait peut-être créer une organisation plus forte avec les membres fondateurs afin de redynamiser le projet européen.

Selon vous, comment se présente l’avenir des institutions internationales ? Est-ce que la Chine va en créer de nouvelles ou bien est-elle satisfaite de celles qui existent déjà ?

Yan Xuetong : Les institutions internationales existeront tant que les acteurs principaux les jugeront pertinentes. Les États-Unis ont par exemple remplacé l’OMC par des accords transatlantiques et transpacifiques. Il s’agit d’un processus naturel : lorsque des institutions n’ont plus de raison d’être, de nouvelles sont créées et les anciennes périclitent.

Pensez-vous que les forums où les grandes puissances se rencontrent régulièrement, comme le Conseil de sécurité, sont utiles ?

Yan Xuetong : Je pense que nous assisterons à la création de toutes sortes de nouvelles institutions. Les institutions ne sont pas importantes en soi, ce ne sont que des instruments des États. Mais, ici aussi, il est difficile de prédire ce qu’il va se passer.

Les contacts humains ne sont-ils pas essentiels pour se comprendre mutuellement ?

Yan Xuetong : Les contacts humains, comme par exemple le tourisme, sont très positifs. Les interactions avec les autres permettent également de renforcer sa position sur la scène internationale. Les contacts permettent d’asseoir son influence voire de gagner la lutte d’influence.

N’est-il pas possible d’éviter un conflit grâce à une meilleure connaissance de l’autre ?

Yan Xuetong : Cela ne va pas de soi. Les hommes et les femmes se connaissent très bien en Occident, mais on y observe davantage de divorces qu’en Chine, où les hommes et les femmes sont moins proches. Je suis un réaliste : les interactions sociales peuvent apaiser les tensions lorsque le contexte y est favorable, mais ce n’est pas automatique.

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