Bagdad : sous les bombardements, les habitants

Accompagnée du photographe belgo-iraquien Karim Abraheem, Tine Danckaers s’est rendue à Bagdad, cette ville des mille et une nuit déchirée par les conflits. Un reportage exclusif en quête non pas des bombes, mais des personnes qui vivent entre elles.

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  • © Karim Abraheem​ Dhikra Sarsam © Karim Abraheem​
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La porte capturait la lueur de l’aube. Les rayons de lumière captaient les microscopiques particules de poussière et les grains de sable du désert que le vent charrie dans les rues de Bagdad, qui n’ont pas vu de pluie depuis des semaines. Cette vision sembla presque trop parfaite pour être unique. Comme si ce bain de lumière faisait scintiller l’ancien bois sculpté de la porte pour inviter à en tourner la clé.

L’histoire de cette porte, dans la vieille ville de Bagdad, quelqu’un allait nous la raconter, de l’autre côté de la rue.

C’est l’histoire d’Aaron.

La légende locale raconte qu’Aaron était le dernier Juif de ce vieux quartier de Bagdad. Il est né en 1942 dans la capitale iraquienne, six ans avant la constitution de l’État d’Israël, six ans avant que les Juifs iraquiens ne quittent leur foyer, fragilisé par les intimidations politiques et les persécutions. Sa mère décida de rester sur place, avec le plus jeune de ses fils. La famille prit la route, les synagogues se vidèrent. Avec les habitants, ce sont aussi les capitaux qui désertèrent lentement la vieille ville, qui avait jusqu’alors toujours été le
cœur de la richesse et du commerce de Bagdad.

Tandis que les ânes et les charrettes se traînent devant son magasin, le voisin d’Aaron, Ibrahim, nous raconte des anecdotes de son ami et du bon vieux temps.

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Cet ingénieur juif et respecté fut autrefois le cosignataire des plans d’un réseau de métro à Bagdad. Le métro ne fut jamais construit. Les bus rouges à impériale, London style, roulèrent donc jusqu’en mars 2003, date à laquelle l’Amérique et le Royaume-Uni chamboulèrent le cours de l’histoire mondiale en envahissant l’Irak. Dans la période de violence qui suivit, les bus furent volés, vandalisés ou tout simplement rongés par la négligence.

La violence effrayait Aaron ; elle ne se dirigeait pas uniquement contre les fractures chiites et sunnites. Elle visait aussi les minorités.

La violence effrayait Aaron ; elle ne se dirigeait pas uniquement contre les fractures chiites et sunnites. Elle visait aussi les minorités. C’est ce que nous raconte un autre riverain, beaucoup plus jeune. Les voisins d’Aaron lui assurèrent qu’il était en sécurité. Ils le protégeraient par respect, mais aussi parce que c’était la coutume entre voisins. Aaron était, comme ils disent, ‘l’un de nous’, ‘aussi Iraquien que Bagdad’.

Un jour de 2006, il ne fut plus là. Il ne réapparut pas non plus le jour d’après. Ses voisins, inquiets, apprirent de la police qu’Aaron avait eu un accident de voiture. Il n’avait pas survécu. Sa dépouille et l’organisation de son enterrement dans un cimetière juif furent confiés à une agence juive d’Irak, qui se chargea d’envoyer ses biens à sa famille d’Israël.

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‘C’était en 2006. Vous ne trouvez pas ça suspect, vous ?’ Rageeb, photographe et notre guide dans les rues du vieux Bagdad, se penche vers moi pour me chuchoter cette question au creux de l’oreille.

‘Que voulez-vous dire ? Qu’il aurait été … ?’ Affolé, il me fait un signe de tête négatif, hausse les épaules et déclare qu’il y a ‘peut-être “quelque chose”. Quelque chose qu’on ne nous dit pas.’ Alors qu’il se remet à marcher, je l’observe. Appareil photo en joue, il est prêt à capturer de nouveaux clichés des histoires de ce vieux quartier.

Aurais-je manqué des éléments pouvant indiquer qu’Aaron ne serait pas décédé lors d’un accident de voiture en 2006, année marquant, comme la suivante, un triste pic de la violence sectaire en Irak ? ‘Laissez tomber’, me recommande Abu Hassan, à la fois guide et compagnon de voyage. ‘C’est un méfiant invétéré, c’est tout. Nous, les Iraquiens, croyons difficilement aux belles histoires.’

‘La méfiance iraquienne s’enclenche,’ m’explique Abu Hassan, ‘quand une anecdote un peu trop belle ne cadre pas avec les souvenirs encore trop récents de notre ville détruite.’

Les souvenirs en éclats ne sont que l’un des paradoxes de Bagdad, cette ville de conflits qui survit à elle-même, jour après jour.

Ville des mille et un contrastes

‘Si tout est paradoxal, rien ne l’est.’ Cette expression, que j’ai appris dans ma jeunesse, semble taillée sur mesure pour Bagdad. Cette ville de conflits du pays des mille et une nuits offre un éventail d’images contrastantes qui ne se contredisent pas toujours pour autant. Je les traque, ces paradoxes. Mais c’est là où je ne les attendais pas que je les trouverai.

Le riche passé, le patrimoine culturel et la beauté risquent à chaque grain de sable s’écoulant dans le sablier du temps de sombrer dans l’un des gouffres creusés par tout nouvel attentat. Pourtant, Bagdad a, comme de nombreuses autres métropoles, deux âmes ; l’ancienne et la nouvelle se partagent l’espace.

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Dans la rue d’Al-Mutanabbi, conflit et liberté se rencontrent. Haut lieu de la tolérance à Bagdad, cette célèbre rue aux livres constitue un état libre pour les esprits critiques qui, le temps d’une demi-journée de vendredi, y célèbrent leur weekend. Est-ce parce que la culture peut être le salut de l’âme que des bombes tentèrent à trois reprises d’effacer cette ruelle de la carte ?

Le Tigre représente la source de vie des rituels sacrés des Mandéens, adorateurs de l’eau. Ces croyants, disciples de Jean le Baptiste, s’installèrent le long du cours d’eau il y a dix ans, quand la guerre civile les chassa des marais du sud de l’Irak.

Cette enclave américaine de Bagdad est le principal fossile de l’invasion iraquienne et de l’occupation qui suivit.

Ils firent un long voyage avant de trouver une rive leur permettant d’accéder au fleuve. Au centre de Bagdad, le fleuve a par ailleurs été déclaré no-go zone, ou presque. C’est une ‘affaire de sécurité’, littéralement transformée par la Zone verte. Cette enclave américaine de Bagdad est le principal fossile de l’invasion iraquienne et de l’occupation qui suivit.

Aujourd’hui, cette gated community (résidence fermée) hautement sécurisée abrite ambassades étrangères, édifices gouvernementaux, distributeurs d’argent, restaurants, cafés, piscines et j’en passe. Les Bagdadiens ne disposant pas d’une carte d’accès – et, vous pouvez me croire, il sont nombreux – l’appellent la Zone noire.

Le visage de Bagdad est à la fois séculier et religieux : d’un côté, des femmes libres de laisser leurs cheveux au vent et un marché noir qui vend des bières ; de l’autre, des célébrations religieuses, comme celle – omniprésente durant mon voyage – de Mouharram, ou le mois chiite du deuil de l’imam Hussein bin Ali.

À quoi viennent s’ajouter les secrets de guerre, partagés par leurs auteurs et les descendants des victimes, qui vivent toujours côte à côte. Une tristesse indicible se mêle à une culture ouverte et chaleureuse ; cette dernière parcourt les rues et les maisons où un verre de thé signifiera toujours la bienvenue, même dans les quartiers les plus pauvres.

Où la politique fait défaut, les citoyens doivent prendre le relais

Je ne reste que deux semaines sur place, mais cela suffit pour que je découvre que les images de cette ville, imprimées dans mon esprit avant même que je ne la voie, étaient fausses. Il leur manquait la chaleur de ma rencontre avec Bagdad et ses habitants, qui balaye les froides analyses politiques et les nouvelles factuelles annonçant des attentats ou des fractures sectaires.

Je ne lui demande pas ce qu’il est arrivé à sa main paralysée. Les souvenirs sont trop frais, notre amitié, naissante.

J’ai cependant conscience que, durant mon voyage, un “seul” attentat a lieu, loin du centre, dirigé contre une cible militaire. C’est d’ailleurs un collègue belge qui me l’a appris. J’ai également conscience que mon séjour est court. Il m’offre peu de chance d’approfondir les histoires et d’entendre la version longue et complète de chaque témoignage.

J’apprends qu’Abu Hassan a perdu deux frères dans une attaque au lance-grenade dans leur quartier résidentiel en 2006. Cette année-là, la violence sectaire s’enflamma avec l’attaque du sanctuaire chiite d’Al-Askari par des extrémistes sunnites, et ne s’apaisa pas avant 2007. Il m’en parle, à ma demande. Ils s’étaient rendus sur les lieux d’une explosion, pour aider, quand une seconde bombe explosa. Une tactique éprouvée aussi dans d’autres guerres vicieuses.

Il n’en dit pas plus, je ne l’interroge pas plus. Je ne lui demande pas ce qu’il est arrivé à sa main paralysée. Les souvenirs sont trop frais, notre amitié, naissante.

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Quand Abu Hassan reprend la parole, c’est pour dire qu’il ‘faut aller de l’avant’. Là où la politique fait défaut, peut-être que les citoyens peuvent être plus efficaces qu’elle. Il le croit, il l’espère. Dans la rue, les citoyens ne doivent du moins pas se préoccuper du clientélisme, du népotisme ou de la distribution du profit selon les lignes sectaires qui semblent bel et bien diriger la politique au niveau national.

Dans vie en communauté, il y a vie. Et elle s’organise préférablement à l’horizontale. Rues, murs mitoyens et atmosphère ; autant d’éléments que les citoyens doivent partager. ‘Dans notre rue, du sang a coulé entre voisins sunnites et chiites. Nous habitons toujours côte à côte, malgré l’horreur. Nous devons aller de l’avant.’

Ville de mots et de maux

Chaque vendredi, al-Mutanabbi se fait fil d’actualité Facebook de la Bagdad libérale. C’est la rue des selfies et des ussies. Pour être vu, il est de bon ton de fréquenter ses cafés ou son centre culturel et ses lectures performées.

Ici, d’irréductibles libraires, lecteurs, cultureux, checkpoints et barrages routiers veillent sur la culture et la littérature. Le passé a démontré que la culture constituait une cible de choix pour les bombardements.

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L’unique concurrente culturelle d’al-Mutanabbi digne de ce nom n’est autre que la table du repas réunissant les convives. En 2015, douze ans après son pillage, Bagdad a rouvert les portes de son musée national ; un acte ostentatoire en ces temps de guerre prolongée et de la pauvreté qu’elle engendre. Cette réouverture devait faire office de statement : nous sommes de retour, de même que notre patrimoine perdu et “retrouvé”. La collection du musée a de quoi impressionner. Le nombre de visiteurs y est toutefois inversement proportionnel, du moins quand nous nous y rendons. Un point d’interrogation plane toujours sur comment et où les œuvres d’art ont été retrouvées.

À l’exception du musée, l’offre culturelle de la ville s’avère restreinte ; elle compte en effet un seul théâtre et un cinéma bien caché. Parfois, ses salles obscures seraient ouvertes, parfois pas. L’affiche laisserait à désirer. Mais, au fond, personne n’en est vraiment certain ; beaucoup de Bagdadis ne fréquentent donc pas ce cinéma, qu’ils seraient incapables de situer sur une carte, du reste.

Entre frivolité et pauvreté artistique

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Entre le boulevard et le Tigre, Abu Nuwas lève son verre à Bagdad. Le célèbre poète arabe, amateur de bon vin et de beaux garçons, s’érige en symbole du pluralisme, des libertés culturelles et de la frivolité de Bagdad.

Sur la rive opposée, dans la verdure et l’ombre de la zone occupée encerclant l’ambassade française – mais étonnamment à l’extérieur de la Zone verte – se dresse le centre culturel Burj Babel for Media Development. Parmi ses installations et œuvres contemporaines d’artistes bagdadis, un autre verre est brandi à la gloire de la liberté culturelle. La directrice-adjointe des lieux, Dhikra Sarsam, l’interprète comme le principe de la liberté d’expression : sans détour ou demi-mot.

Selon elle, l’aspiration à retrouver la “stabilité” des années de Saddam Hussein que beaucoup d’Iraquiens partagent n’a pas de sens. ‘Le régime de Saddam appartient à une période de notre histoire où le peuple, affublé d’œillères et muselé, n’avait conscience de rien’, déclare la directrice.

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Dhikra Sarsam

Immédiatement après l’avènement de Saddam Hussein au pouvoir grâce à un coup d’État, un tiers du Conseil révolutionnaire du Baas, son propre parti, fut exécuté et le parti communiste iraquien pris pour cible. Saddam Hussein engagea l’Irak dans une guerre de huit ans avec l’Iran, l’entraîna dans les guerres du Golfe des années nonante qui débouchèrent sur l’invasion américaine et organisa une purge colossale dans la localité kurde d’Halabja.

‘Nous avons été bernés. Personne ne nous informait de ces massacres. Sous Saddam, des gens disparaissaient sans que nous le sachions. Cela peut sembler cynique, mais aujourd’hui, quand une disparition a lieu, nous en sommes au moins tenus au courant.’

‘De plus, nous protestons, parce que nous savons ce qui se passe, mais aussi parce que nous le pouvons, bien que cela ne soit pas toujours évident. Même peu nombreux, nous manifestons sur notre place Tahrir, le vendredi soir.’

Dhikra Sarsam rappelle la pauvreté et l’analphabétisme écrasants qui sévissent dans l’Irak d’aujourd’hui, obstacles pour le progrès et le développement du pays. ‘Nombreux sont ceux qui accusent l’invasion américaine et le chaos qui suivit. C’est un raisonnement trompeur ou pour le moins incomplet. Ces handicaps sont l’héritage de l’époque Saddam.’

Crise politique

Au demeurant, aspirer à la stabilité, réelle ou fantasmée, de la dictature de jadis reste compréhensible. L’Irak est confronté à des défis de taille. Outre les conséquences d’un passé dictatorial et de 26 ans de guerre, le pays doit faire face à des conflits sectaires nourris par des intérêts géopolitiques. Pour n’en citer que deux : l’organisation terroriste sunnite EI à Mossoul, les innombrables flux de réfugiés venus – entre autre – des monts Sinjar, de Mossoul ou fuyant Falloujah. Cette dernière fut le théâtre de conflits sanglants où la population servit de bouclier de guerre et de munition, simultanément.

Les prix du pétrole en berne représentent un coup dur pour les caisses de l’État, déjà mises sous pression par des dépenses militaires considérables.

Tous ces éléments suffisent amplement pour rêver d’une meilleure gouvernance. Mais, hélas, le monde entier a catalogué l’Irak parmi les kleptocraties. Les flux monétaires et l’évasion des capitaux de l’élite politique constituent un secret d’État, même entre enfants de l’Irak. L’État de droit y est bafoué. Enfin, le pays a hérité d’un modèle de gouvernance mortellement sectaire des années de l’invasion.

Le Cheikh chiite Abbas Chamseddine, influent dans la sphère politique, qualifie le sectarisme de l’Irak de produit politique allant à l’encontre de la nature des iraquiens, mais ajoute toutefois qu’il n’y a pas de partenaires sunnites.

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Khalib Shabander, lui aussi chiite, rejette ces propos. Cet ancien parlementaire a quitté l’establishment politique pour dénoncer la mauvaise administration de Nouri al-Maliki, aussi membre du parti Dawa et ancien premier ministre d’Irak.

Critique envers Nouri al-Maliki, ce ‘dirigeant tribal’ ayant fait de ‘Dawa un clan’, il défend prudemment son successeur, Haïder al-Abadi. Un homme doté d’une vision du monde, qu’il soit bourgeois ou non. ‘Et non, il n’est pas un puissant dirigeant soutenu par les clans ou l’Iran, qui le juge trop occidental. En revanche, il a revalorisé l’armée iraquienne, il respecte l’État iraquien et bénéficie du soutien de chefs religieux.’

Pauvreté culturelle

La situation de crise perpétuelle a terni pour Bagdad son statut de ville culturelle dont elle se félicitait tant. Sous l’occupation américaine, l’élite culturelle d’Irak fut durement réprimée. À la suite de ce cultural cleansing, la culture fut reléguée à un caprice luxueux et inabordable.

L’art survit malgré tout. ‘Tous les artistes que je connais continuent de produire des œuvres d’art. La seule chose qui leur manque, c’est un forum et un budget pour le ministère de la Culture’, déclare Dhikra Sarsam. ‘Les acteurs n’ont pas de plate-forme, les artistes visuels, suffisamment d’espace d’exposition, mais la situation est particulièrement difficile pour les musiciens.’

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En Irak, la religion a réprimé la musique. En conséquence, des musiciens renommés ont quitté leur pays pour la Jordanie, les États du Golfe ou le Kurdistan iraquien. La musique étant souvent perçue comme haram, certains chanteurs récitent désormais des textes sacrés.

Sur l’état des libertés culturelles et, partant, civiles, les avis divergent. Muqdad Abdul Kdal considère que les nouveaux codes culturels tels que les rapports entre hommes et femmes font reculer la société. Ce célèbre acteur à la retraite, cinéaste et libraire croit en la beauté – et juge sa propre croyance désespérée.

‘Mais, ah, que peut-on faire dans ce pays de singes, si ce n’est croire désespérément ?’ Muqdad Abdul Kdal porte le deuil des libertés déchues, il maudit les dogmes religieux qui ont supplanté la dictature de Saddam Hussein. ‘Nous vivions “sous embargo”, mais nous restions des personnes ouvertes. Nous voilà aujourd’hui enfermés dans une cage de lignes rouges et de codes culturels qui me sont inconnus et donc incompréhensibles.’

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Ses propos font écho aux aspirations du jeune Sajeed, la vingtaine bien avancée. Il aimerait tant pouvoir chercher l’amour dans une ambiance plus détendue et ouverte, sans devoir se cacher.

N’y a-t-il pas une lueur d’espoir ? ‘La situation de l’Irak est plus relâchée depuis le départ de Nouri al-Maliki’, note Dhikra Sarsam. ‘Haïder al-Abadi, son successeur, n’est pas très bon, mais il est en tout cas meilleur que l’ancien, et plus démocratique.’ Et, comme elle l’a déjà dit, les artistes iraquiens continuent de créer.

Sous les voiles

Bagdad est une ville d’hommes. Je le remarque à plusieurs reprises, au grand étonnement de mes compagnons – masculins. C’est que les femmes ‘viennent de rentrer’, sont ‘au travail’ ou ‘en visite dans la famille’. Les magasins autour et dans la vieille rue ottomane d’al-Rashi sont à l’opposé de la culture européenne du shopping, qui sert principalement des clientes, et non des clients. Naturellement, des femmes fréquentent les rues de Bagdad. Dans al-Mutanabbi ou certaines rues de quartier de la classe moyenne de Karada, elles sont d’ailleurs plus nombreuses, leurs vêtements plus colorés et leurs voiles moins présents. Mais même dans les salons de thés les plus tolérants, je m’étonne que les femmes forment une minorité.

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Enas al-Badran ne se déplace que rarement sans son époux, son fidèle chauffeur et chaperon. Pour elle, c’est une question de protection ; elle est constamment en état d’alerte dans cette ville se livrant depuis 26 ans à la guerre. Elle me donne rendez-vous dans un club – hautement sécurisé – s’assurant par le prix de sa carte de membre que seule l’élite puisse se permettre de le fréquenter.

‘Je suis fatiguée’, se confie l’ancienne journaliste et autrice de nouvelles. Elle aurait préféré suivre ses fils à l’étranger. Mais l’un deux ne parvint pas à s’habituer à la Turquie. Elle y avait brièvement vécu et appréciait ce pays, qui jouissait au moins de la protection d’un puissant dirigeant. Elle revint donc en Irak et s’installa chez son fils et sa belle-fille.

Non, Enas al-Badran ne regrette pas la dictature. Elle déplore cependant que la question des droits des femmes ait été classée sans suite pendant la période qui suivit le régime de Saddam Hussein. Avant 2003, les femmes iraquiennes disposaient de droits socio-économiques corrects, en comparaison avec d’autres pays de cette région du monde, et participaient à de nombreux aspects de la société. Par la suite, la protection juridique des femmes se détériora.

En 2003, le gouvernement intérimaire iraquien adopta la résolution 137, introduisant ainsi la charia dans la législation séculière existante. Celle-ci octroyait depuis la fin des années cinquante des droits et des libertés civiles aux femmes iraquiennes.  L’Américain à la tête de l’autorité de coalition, Paul Bremer, avait rejeté cette résolution, sans pour autant empêcher la modification de plusieurs lois.

Sous le régime de l’ancien premier ministre Haïder al-Maliki, il ne faisait aucun doute que l’égalité entre hommes et femmes n’avait plus la moindre importance. Les droits des femmes, inégalitaires, étaient imposés par des critères religieux. ‘Bien entendu, notre ancienne législation aurait pu être bien meilleure,’ nuance Enas al-Badran, ‘mais elle autonomisait plus les femmes. Ne reculons surtout pas.’

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‘Nous ne pouvons pas nier les petites avancées accordées’, continue-t-elle. ‘Contrairement à il y a deux ans, les femmes peuvent à nouveau sortir de chez elles.’

À Bagdad, les femmes ont à nouveau le droit de conduire une voiture, me dit-on plus tard. Et toutes sortes d’actions sont en marche, au parlement ou par le biais de campagnes ludiques. Têtes nues et à vélo, fait très rare, des femmes sont descendues dans les rues en 2016 pour réclamer leurs droits.

L’insoutenable légèreté de l’insécurité

Par-delà le Tigre, cette fragile source de vie pour les Iraquiens et leur capitale, un oiseau se pose dans une flaque où se reflète le soleil crépusculaire. La nature suit son cours et s’embarrasse peu des dictats de l’humain. Cette portion du majestueux cours d’eaux est interdite à la plupart des Bagdadis ; sur l’autre rive s’élève l’enceinte de la Zone noire.

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La large promenade aménagée en bordure du fleuve avait jadis la même fonction que toutes les rives du monde : elle attirait la foule en quête de compagnie, d’horizon et d’air. Aujourd’hui, nous sommes vendredi et pourtant, les familles et amis qui se promènent se font rares.

Ils sont cependant là. La culture du selfie les a atteint eux aussi. Un peu gênés, des passants demandent à en prendre un avec moi. Les Belges ne courent pas les rues, ici. Mais leur intérêt ne s’arrête pas à la curiosité pure. ‘Voir des Européens se promener ici, cela nous donne un peu d’espoir’, m’explique un jeune homme. C’est une étape vers la normalisation, vers plus de sécurité ; cela leur en donne l’impression, en tout cas.

La sécurité d’une ville en proie aux conflits comme Bagdad est volatile et parfois trompeuse. Le jour même de mon retour en Belgique, j’apprends que l’hôtel où je séjournais s’est effondré. Des agents de sécurités ont encerclé les rues avoisinantes.

Je suis du regard les cicatrices sombres tracées sur le cœur libéral de Bagdad, Karada, les trois centres commerciaux béants où, en juillet 2016, plus de trois cents personnes succombèrent, brûlées vives, à un attentat revendiqué par l’EI. Cette attaque terroriste fut la plus meurtrière depuis 2003, en Irak. Je fixe les camions de pompiers inutiles qui s’alignent devant les bâtiments, aussi inutiles que les checkpoints censés prévenir un prochain attentat. Avant, cet endroit était toujours bondé, mais depuis l’attaque, les lieux sont déserts. Elle a une fois de plus confirmé que le danger peut venir de toutes parts.

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Cela dit, la sécurité a été renforcée depuis cette attaque à la bombe désastreuse en Irak. Le ministre de l’Intérieur a démissionné, des terroristes ont été exécutés, Haïder al-Abadi a promis de rétablir la sécurité. 80 000 Iraquiens ont signé une pétition ; un appel à l’aide pour que l’ONU effectue une enquête indépendante.

Cette pétition brandit les interrogations de Iraquiens et témoignent de leur méfiance envers leur gouvernement. Quel était ce matériau extrêmement inflammable utilisé par l’EI, où se l’était-il procuré ? Y avait-il un lien avec le vol de matières radioactives dans un bunker de l’entreprise américaine Weatherford, plus tôt en 2016 ? Comment une voiture chargée a-t-elle pu déjouer les strictes contrôles de sécurité et atteindre la zone piétonne ? Que fait le gouvernement pour protéger ses citoyens ?

D’aucuns pensent que l’homme peut s’habituer à tout, même à l’insécurité.

La pétition n’aura guère d’effet, les terroristes continueront de frapper l’espace public. Un bon mois après mon voyage en Irak, une série d’attaques s’abattent sur Bagdad, dont un attentat-suicide en plein cœur d’un marché sympathique et plein de vie, où je m’étais promenée. 27 morts, autant de blessés. Les attentats suivants causèrent minimum onze décès.

D’aucuns pensent que l’homme peut s’habituer à tout, même à l’insécurité. Dans le parc Abu Nuwa, occupant une bande de terre entre le Tigre et la ville, un barbecue crépite, des adolescents jouent au football et un père offre une balade à dos d’âne à sa fille.

Le triangle interdit

Alors que je l’interviewe, le délégué de la fédération professionnelle des journalistes iraquiens fanfaronne. La liberté d’expression est ici absolue, les médias ne connaissent pas de lignes rouges ou de censure, assure-t-il. Un son de cloche diamétralement opposé aux autres.

C’est en Irak que j’entends pour la première fois le terme Fobia al-Horria, que l’on pourrait traduire par phobie de la liberté. D’où le fait que l’autocensure soit, pour beaucoup, la règle d’or des débats publics. En Irak, mieux vaut bien choisir et déguiser ses mots pour aborder le triangle des interdits : sexe, religion et politique.

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Quoique… sur ce dernier angle, la plupart des Bagdadis sont d’accord : government sucks. L’affirmation ‘l’Irak n’a ni législation, ni direction’ est probablement celle que j’ai le plus entendu des habitants de la capitale.

Tandis que la classe politique semble œuvrer à ce triangle, les citoyens engagent plus péniblement le débat.

À Bagdad, les musulmans prient dans les églises, les hommes serrent les mains des femmes et les politiciens soucieux de leur honneur abandonnent cette carrière pour redevenir de simples citoyens. Un choix que Khalib Shabander a fait, lui aussi.

Pays divisé et sang mêlé

Les milices chiites d’Irak posent profondément problème, aujourd’hui encore. Sous l’occupation américaine, les milices, dont les puissantes brigades Badr, formèrent de véritables escadrons de la mort à la poursuite des sunnites. Tant les USA que l’Iran leur apportaient un soutien financier ; elles ne sont toujours pas dissolues. Certains anciens membres des milices Sahwa sunnites se sont ralliés à la résistance contre l’EI. Il en résulte que les sunnites du nord de l’Irak sont doublement victimes, de l’EI d’une part et de la population chiite qui les confond avec l’EI de l’autre ; des deux côtés, la culture de la vengeance fait rage.

Sary Hussam, un artiste de 21 ans qui s’improvise interprète pour un atelier sur la citoyenneté adressé aux jeunes, est sunnite. Il l’annonce dans un souffle, mais pas par peur ou par honte. ‘Je ne m’identifie tout simplement pas à cette étiquette. C’est toi qui m’as posé la question. Moi, je m’en fiche complètement. Tu vois, nous, les jeunes, on se fait taxer de génération perdue. Tu peux me croire, ça nous inquiète plus que la religion.’

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D’un point de vue politique, la citoyenneté est un concept étrange dans un Irak divisé. Ce débat, c’est porter de l’eau à la mer. Pourtant, certains s’accordent à dire que l’EI a plutôt tendance à rassembler les Iraquiens, qui s’unissent face à l’ennemi commun.

L’Irak n’a jamais introduit de politique de réconciliation. Pour beaucoup, c’est une occasion ratée.

Le but, c’est de consolider ces points communs, déclare Ibtisam Latif. Son organisation Kulluna Muwatinin travaille avec des minorités sur la question de la citoyenneté. La fragmentation de la population iraquienne représente un grand défi, surtout dans les régions isolées, où l’esprit du clan détrône la nécessité d’une identité nationale.

L’Irak n’a jamais introduit de politique de réconciliation. Pour beaucoup de ses citoyens, c’est une occasion ratée.

Malgré tout, le désir d’unité existe réellement. La majorité des Iraquiens aspirent à un pays uni, à une citoyenneté iraquienne, Ibtisam Latif en est convaincu. Malgré les messages contraires et la réalité contradictoire. La division vient de l’extérieur. Il est loin d’être le seul à le croire.

‘Le sang iraquien est mêlé, regarde-moi’, me dit Enas al-Badran. ‘Mon père était sunnite, ma mère chiite, mon frère a épousé une Kurde et moi, une croyante, je porte l’alliance d’un socialiste.’

We shall overcome. Je vous ressers un peu de thé ?’

Traduction : Marie Gomrée

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