Professeur Berber Bevernage : ‘La mémoire de la culture est attrayante pour les politiciens qui veulent polariser’

Interview

L’histoire est en train d’être réécrite dans plusieurs pays

Professeur Berber Bevernage : ‘La mémoire de la culture est attrayante pour les politiciens qui veulent polariser’

Une dictature laisse toujours des blessures profondes. Pour les guérir, la culture de la mémoire et la justice transitionnelle sont des éléments cruciaux. Dans un nombre croissant de pays, la mémoire de l’horreur est aujourd’hui troquée contre une histoire réécrite où les vérités gênantes sont remplacées par la fierté de la patrie.

Cet article a été traduit du néerlandais par kompreno, qui propose un journalisme de qualité, sans distraction, en cinq langues. Partenaire du Prix européen de la presse, kompreno sélectionne les meilleurs articles de plus de 30 sources dans 15 pays européens.

Aux États-Unis, le président Trump a récemment exigé que plus de 20 musées présentent une image plus positive de l’histoire américaine. S’ils ne le font pas, ils risquent de perdre leurs subventions. En Russie, pendant ce temps-là, les crimes de Staline sont durablement relativisés. On voit même de nouvelles images de l’ancien dictateur réapparaître ici et là. Enfin, en Israël, le gouvernement Netanyahou ne cesse de remodeler l’histoire pour effacer l’existence de la Palestine.

Les exemples de dirigeants autocratiques qui se moquent de l’histoire à leur profit sont nombreux. Dans certains pays, cela remet en question le processus déjà fragile de la justice transitionnelle (‘transitional justice’). Berber Bevernage est professeur de théorie historique au département d’histoire de l’université de Gand. Il a une connaissance approfondie de la justice transitionnelle en Argentine, où le gouvernement Milei veut également réécrire le passé ces jours-ci.

‘La justice transitionnelle est le terme générique qui désigne les mécanismes pseudo-juridiques destinés à rendre compte des violations des droits de l’homme commises par un régime antérieur, dans les situations où le droit pénal traditionnel ne suffit pas, ou est même considéré comme contre-productif, pour assurer la réussite de la transition vers la démocratie’, enseigne M. Bevernage.

L’Argentine a toutefois été un pionnier dans ce processus. Le président Raúl Alfonsín (1983-1989) y a créé la Commission nationale sur la disparition des personnes, la CONADEP, en 1983. En enquêtant et en rendant compte publiquement des faits, des responsables et des victimes de la dictature militaire (1976-1983), cette commission de vérité a non seulement fourni des informations cruciales pour le procès pénal d’un petit groupe de dirigeants de la junte, mais elle a également posé les bases d’une culture de la mémoire plus large.

Cette culture du souvenir a pris forme dans les musées, les centres culturels, les sites commémoratifs, les matériels de formation et dans une pléthore de documentation. De nombreux pays sont passés par ce processus depuis lors : L’Afrique du Sud après l’abolition de l’apartheid, le Cambodge, le Rwanda, le Brésil, le Chili, le Salvador, le Guatemala, l’Allemagne, l’Espagne et l’Irlande du Nord.

Mais cela ne garantit jamais que l’indignation face au mal conserve son pouvoir ou que le mal ne revienne pas sous une nouvelle forme. Même si les sociétés se sont mises d’accord pour dire : ‘Plus jamais ça’.

Au Brésil, Jair Bolsonaro, qui a glorifié la dictature, est arrivé au pouvoir. Le Salvador a eu Nayib Bukele. En Italie, avec la victoire de Giorgia Meloni, la timidité concernant le retour au pouvoir d’un parti lié à Mussolini est tombée. En Allemagne, l’AfD, parti d’extrême droite, a lutté pour se maintenir au pouvoir, bien que ce parti ait reçu le soutien supplémentaire d’Elon Musk. L’extrême droite, qui aime plaisanter sur l’horreur de l’Holocauste, a été l’invitée d’honneur d’une conférence sur la lutte contre l’antisémitisme à Jérusalem la semaine dernière, un camouflet pour de nombreuses organisations juives.

Un équilibre fragile

Qu’est-ce qui rend le travail des commissions de vérité et la culture du souvenir si fragiles ?

Berber Bevernage : ‘Au niveau international, on constate un scepticisme croissant à l’égard des initiatives mémorielles. L’idée que le souvenir moral, ou la mémoire morale, puisse faire barrage à l’arrivée au pouvoir de dirigeants autoritaires semble s’estomper. Cette vulnérabilité est en partie liée au contexte. La justice transitionnelle est souvent mise en place dans des circonstances où l’équilibre des pouvoirs est extrêmement fragile. Ce fut certainement le cas en Argentine. On y parle de “dictature civilo-militaire” parce qu’une partie de la société soutenait la dictature. Les militaires se sont retirés, mais non sans s’être amnistiés au préalable’.

L’ancien président argentin Raúl Alfonsín a retiré cette amnistie, n’est-ce pas ?

Berber Bevernage : ‘Oui, mais seulement après avoir promulgué deux lois importantes. Lorsque la loi Punto Final est entrée en vigueur en décembre 1986, les poursuites judiciaires ne pouvaient plus avoir lieu. Avec la loi Obediencia Debida, les soldats qui ne faisaient qu’exécuter les ordres, en particulier les jeunes, étaient libres. Seuls les officiers supérieurs étaient poursuivis’.

‘Le président Carlos Menem (1989-1999, ndlr) a de nouveau passé l’éponge sur les condamnations, mais sous le gouvernement de Nestor Kirchner (2003-2007, ndlr), le processus a repris de plus belle. Cela s’est fait avec un large soutien aux organismes de commémoration tels que les Mères et Grand-mères de la Place de Mai, aux organisations de défense des droits de l’homme et par la reconnaissance des sites commémoratifs’.

‘Mais même ce soutien total du gouvernement est délicat, car lorsqu’un tel processus est trop proche du pouvoir politique en place, les organisations impliquées y sont associées et l’ensemble du processus peut être rejeté comme étant de gauche’.

Berber Bevernage: ‘ Il est important que les réseaux de la société civile continuent de diffuser le message pour garantir que justice soit rendue et pour reconstruire les fondements démocratiques.’

Les contradictions de la justice transitionnelle

Par conséquent, cette dépendance rend également les organisations vulnérables ?

Berber Bevernage : ‘C’est exact. C’est une des contradictions de la justice transitionnelle. Le processus est initié par les ONG et les OSC, mais elles restent souvent dépendantes de l’État pour le soutien logistique et financier. De plus, ces groupes recherchent également la reconnaissance de l’État, qui est en même temps l’auteur des faits. Cette relation tendue rend le processus vulnérable en cas de changement de régime’.

Le lien avec l’État est-il pourtant nécessaire ?

Berber Bevernage : ‘On ne peut pas s’en passer. La justice transitionnelle ne consiste pas seulement à punir les coupables, mais aussi à rétablir la confiance entre l’État et ses citoyens. Avec la terreur d’État, le citoyen fait l’expérience de l’impuissance ultime lorsque le gouvernement ne reconnaît pas ses droits. Cette confiance doit être rétablie à long terme. Si un homme politique viole cette confiance, l’État se montre à nouveau indigne de confiance’.

‘Les pays où l’équilibre des pouvoirs est si complexe sont aussi souvent très polarisés et ont une faible confiance dans les systèmes politiques. Il est donc très intéressant pour les dirigeants autoritaires ou populistes de jouer sur les anciennes lignes de fracture. Une mauvaise photo ou un mauvais geste peut déclencher une tempête d’indignation’.

Pourriez-vous approfondir?

Berber Bevernage : ‘Ils jouent souvent sur le ressentiment, sur les sentiments de fierté blessée ou de patriotisme blessé. Dans un passé récent, en Pologne, l’Institut national du souvenir a été entièrement repris par le parti de droite PiS (Droit et Justice, ndlr). Au cours de ce processus, toutes sortes d’histoires révisionnistes ont commencé à circuler sur le fait que la Pologne n’avait jamais été impliquée dans l’Holocauste. Il était très clair que la fierté de la nation ne devait pas être bafouée’.

‘Les politiciens populistes aiment jouer sur ces vieilles lignes de fracture parce qu’il y a beaucoup de gens qui adhèrent encore à cette tendance provocatrice. Le passage du temps et le changement de génération diluent également l’indignation à ce sujet. Ou bien le passé est considéré comme un fardeau que les gens préfèrent ne pas porter. L’avenir est plus important, dit-on alors’.

Le patriotisme et l’honneur sont une chose. L’imposition d’un certain modèle économique n’est-elle pas souvent le motif sous-jacent ?

Berber Bevernage : ‘Ce fut certainement le cas en Argentine, mais aussi au Chili et au Brésil. Les dictatures militaires y ont organisé un modèle économique néolibéral. Les militaires se considéraient comme les pionniers d’une modernisation qui réorganisait la société en combattant les syndicats et les dissidents politiques. De très nombreuses victimes étaient des militants syndicaux’.

Une commission spéciale “passé colonial” contestée

Y a-t-il des leçons à tirer de la baisse de l’indignation morale aujourd’hui pour cette justice transitionnelle?

Berber Bevernage : ‘Il est important que les réseaux de la société civile continuent à diffuser le message pour que justice soit faite et que les fondements de la démocratie soient reconstruits. En outre, plusieurs aspects sont importants dans ce processus. De nombreux mécanismes de la politique de la mémoire ou de la justice transitionnelle sont largement basés sur ce que certains penseurs appellent sa ‘dimension expressive’, sa signification symbolique et sa prise de conscience substantielle. Il ne s’agit pas seulement de reconnaître les faits, mais aussi ce qui est exprimé dans ce processus. Il existe également une différence entre la connaissance et la reconnaissance (en anglais, ‘knowledge’ et ‘acknowledgement’, ndlr)’.

Qu’entendez-vous par là ?

Berber Bevernage : ‘La reconnaissance est, par exemple, lorsque le savoir est officiellement enregistré par un État dans les manuels scolaires et les rapports officiels. Il s’agit du pouvoir expressif de cette reconnaissance et pour beaucoup de gens, c’est très important. Au sein de la Commission speciale , par exemple, les hommes politiques n’ont pas réussi à accorder cette reconnaissance officielle, si bien que vous devez décider que cela n’a pas assez d’importance pour nous. C’est très douloureux. Et c’est là encore que l’on constate cette fragilité. Car en fin de compte, beaucoup de gens en Belgique soutiennent le projet, mais cela ne peut pas conduire à une reconnaissance officielle de la responsabilité des abus.’

‘Par ailleurs, présenter des excuses politiques est souvent perçu comme quelque chose de futile. Ce n’est pas le cas si le gouvernement transforme ce geste en action et lie ces excuses à un programme de commémoration, par exemple. Cela fait partie du processus de rétablissement de la confiance. C’est cette dimension expressive, la signification substantielle, qui rend la justice transitionnelle si sensible. Lorsqu’un nouvel homme politique rompt le lien de confiance, l’idée que l’État n’est pas digne de confiance refait surface. Un tel processus s’inscrit dans un rapport de force fragile qui peut toujours basculer de l’autre côté’.

Ce n’est jamais acquis, dites-vous ?

Berber Bevernage : ‘Exactement. Il doit être constamment réaffirmé et sécurisé. Et l’on se heurte alors à un autre paradoxe. Parce qu’elle fait l’objet de tant d’investissements et qu’elle revêt une telle importance symbolique, cette mémoire devient d’autant plus attrayante pour les hommes politiques qui veulent polariser l’opinion. Mais parallèlement à cette fragilité, des connaissances ont été acquises et des réseaux ont été construits qui ne peuvent être complètement défaits. Des histoires et des techniques ont été élaborées sur la manière de se souvenir, mais lorsque le contexte change, nous devons les réinventer à chaque fois.’


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La traduction est assistée par l'IA. L'article original reste la version définitive. Malgré nos efforts d'exactitude, certaines nuances du texte original peuvent ne pas être entièrement restituées.

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