« Peut-être n'aurais-je jamais dû retourner en Syrie »

Essay

Retour à Alep avec Roni, réfugiée syrienne en Belgique

« Peut-être n'aurais-je jamais dû retourner en Syrie »

Dix-sept ans après sa fuite, Roni Hossein retourne en Syrie en tant que Belge, en compagnie du journaliste du MO* Pieter Stockmans. Ce qui commence comme un pèlerinage vers la tombe de son grand-père se transforme en un voyage confrontant la perte, le regret et l'espoir fragile d'une réconciliation nationale. Les cicatrices de la dictature, de la guerre et du tremblement de terre en Syrie ne se sont pas encore refermées.

À la frontière syrienne, les chants de la révolution résonnent. Un écran affiche « La patrie vous souhaite la bienvenue  ». Les gardes-frontières sourient poliment, comme s’ils étaient de vieux amis. Le taxi file sur la route droite du désert, comme si le chauffeur voulait aider Roni à rattraper le temps perdu. Le bouton du volume augmente. Le refrain est : « Garde la tête haute, tu es un Syrien libre  ». Roni montre une vidéo dans laquelle sa fille belge chante la même chanson. L’espoir au cœur, il roule vers le pays traumatisé, passant la barrière.

Le long de la route, des camions viennent de Jinderes, la ville siuté à l’extrême nord où se trouvent ses racines. Ses ancêtres y ont planté des milliers d’oliviers. Dans le village de montagne de Kurdan, son grand-père bien-aimé Wahid a été enterré pendant que Roni était en Belgique. La tombe est la destination finale de ce voyage.

Damas

Le lendemain, dans un café bruyant, alors que le Real Madrid et l’Atlético s’affrontent à l’écran, Roni est assis en face de son ami d’enfance Mohammad Dabag. Mohammad vit à Jaramanah, un quartier de Damas. « C’est la Syrie en miniature  », dit-il. « Les Kurdes, les chrétiens arabes, les druzes et les sunnites vivent ici les uns à côté des autres et les uns avec les autres. Nous ne renoncerons pas à cela  ».

À Jaramanah, Roni se sent libre de fumer et de boire de l’eau dans les rues, ce qui peut sembler inapproprié ailleurs pendant le ramadan. Des hommes armés gardent les routes d’accès, tandis que la vie quotidienne se déroule derrière des postes de contrôle. Depuis la chute du régime Assad, début décembre 2024, le quartier est gardé par une milice druze. Mohammad n’est pas druze lui-même, mais il partage leur méfiance à l’égard des nouveaux dirigeants islamistes.

Mezzeh, un autre quartier, était autrefois le centre du pouvoir d’Assad et se trouve maintenant entre les mains du président intérimaire et islamiste Ahmad al-Sharaa. Un panneau d’affichage près du ministère de l’information indique : « Fraternité sans frontières  ».

Le gardien de la porte est un sunnite de Lattaquié, sur la côte. Inclurait-il parmi ces « frères  » les alaouites, qui ont récemment été sauvagement attaqués dans cette ville ? Roni pense aux exécutions sommaires de personnes désarmées juste avant son retour en Syrie. « Les alaouites de Lattaquié occupaient des postes administratifs  », dit-il. « Aujourd’hui, ce sont les sunnites qui détiennent le pouvoir. Les rôles ont été inversés. »

À la périphérie de Damas, le bruit urbain s’éteint, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que des squelettes d’immeubles effondrés. C’est la première fois que Roni est confronté à la stratégie de destruction de l’ancien président Assad et de ses alliés russes. Il regarde autour de lui en silence. « Qu’est-ce qui habite les gens qui ont souffert comme ça ? » murmure-t-il, la peur dans la voix.

L’espoir de la rencontre

Cette peur fait bientôt place à l’espoir lorsqu’il rencontre l’une de ces personnes à Deir al-Asafir : Mohammed Akkar. En 2013, Mohammed Akkar a mis en place un conseil civique local dans un territoire tenu par les rebelles. Lorsque Assad et la Russie ont repris la région en 2018, lui et des centaines de milliers d’autres ont été poussés vers le nord. Il s’est retrouvé à Afrin, la région natale de Roni.

Là, le président turc Erdoğan a permis à des réfugiés arabes comme Mohammed de s’installer dans les maisons des Kurdes expulsés. Comme une arme démographique, pour briser la majorité kurde.

Beaucoup de choses se rejoignent dans cette rencontre : 14 ans de déplacements de personnes comme des pions, de combats mutuels et de vengeance. Roni avance prudemment. Ce n’est que lorsqu’il se sent toléré qu’il ose dire qu’il est kurde. Peu après, Mohammed et lui se promènent ensemble, bras dessus bras dessous, dans les oliveraies romaines qui entourent la ville en ruine. Comme deux frères, séparés pendant des années par l’ombre d’une haine perçue, mais qui découvrent qu’en chacun d’eux vit un désir silencieux de réconciliation.

Roni raconte ses années de lycée sous le régime Assad. Pendant la « leçon nationale », tout tournait autour de la famille Assad. Les cultures et les groupes ethniques du pays n’étaient pas abordés. « Nous n’avons rien appris les uns sur les autres. Rien. Il est alors facile de répandre la peur ». Mohammed est d’accord.

Roni rencontre Mohammed Akkar (à gauche), un Arabe syrien qui a été expulsé vers Afrin, la ville natale de Roni, et qui est retourné à Deir al-Asafir près de Damas après la chute d'Assad.

Alep

Roni se retourne sous le drap, les yeux écarquillés dans l’obscurité. « Je n’arrive pas à dormir », murmure-t-il. « Le stress. Douleurs abdominales. Demain, je vais à Alep. Ma ville, là où se trouve la maison de mon enfance. Tout se bouscule dans ma tête : la tristesse et la colère pour ce que j’ai perdu, la joie de pouvoir revenir, la peur de ce que je vais trouver… Tout à la fois ».

Le lendemain, sa valise à roulettes vibre sur le tarmac. Sheikh Maqsoud, le quartier d’Alep où il a grandi, est à quelques rues de là. Les voitures passent à toute allure devant lui. Sa nièce Bahar, qui a maintenant 17 ans de plus que la dernière fois qu’il l’a vue, attend près de sa voiture.

Alors qu’ils se frayent un chemin dans la circulation dense, Roni lui montre une photo d’une curieuse rencontre survenue quelques jours plus tôt. Un commandant de Hayat Tahrir al-Sham, avec qui nous avions parlé dans sa base, est réapparu le soir même chez le plus ancien glacier de Damas, dans le souk Al-Hamidiyah. Dans la banalité de cette scène, Roni a trouvé un aperçu d’humanité et a osé espérer pour quelque chose de mieux : que même les djihadistes puissent élargir leur vision étroite, maintenant qu’ils contrôlent la mosaïque complexe qu’est la Syrie.

Un commandant de Hayat Tahrir al-Sham mange une glace dans le glacier le plus célèbre de Syrie.

Sheikh Maqsoud est une île contrôlée par les Kurdes au milieu d’Alep. Des sacs de sable sont empilés au hasard autour des portes d’entrée du quartier. Alors que Bahar s’approche de l’un des points de contrôle du quartier, un soldat de la milice kurde YPG lui fait signe de s’arrêter. Son collègue, d’un air supérieur, nous demande nos papiers. Pour Roni, qui a passé un quart de siècle de sa vie ici, c’est comme s’il devait demander la permission d’entrer dans son propre passé.

Parmi les dalles de béton en ruine, des vendeurs de légumes se tiennent derrière des étals de fortune. Les gens se déplacent avec insouciance dans ce décor de dévastation. Les décombres font désormais partie de la vie quotidienne.

Bahar accueille son cousin avec un repas d’iftar, qui coûte un mois de salaire. « Les salaires mensuels n’ont pas de sens ici », dit-elle. « Les salaires sont bas, les prix sont élevés et l’argent ne vaut rien. Ici, personne ne survit avec son salaire seulement. »

Soudain, la conversation est étouffée par des tambours et des acclamations : le festival kurde du Nouvel An, Newroz, a éclaté. Alors que le soleil jette une lueur orangée sur le quartier, des jeunes gens dansent autour de foyers, brandissant des drapeaux des Forces démocratiques syriennes (FDS, auxquelles appartiennent les YPG, ndlr). Des portraits à taille humaine d’Abdullah Öcalan, leur chef spirituel, ornent les façades comme des icônes.

Le silence et le malaise visible de Roni contrastent fortement avec les réjouissances. « Pas un seul drapeau syrien », note-t-il. « Juste les symboles des FDS et des YPG. Cela se retournera bientôt contre nous, comme les alaouites et les druzes ».

En 2013, un fossé s’est creusé entre les Kurdes qui soutenaient la révolution syrienne et ceux qui croyaient en la « révolution du Rojava ». Soutenus par le PKK turco-kurde, ces derniers ont mis sur pied leur propre armée (les FDS) et une administration autonome. Roni se considère comme faisant partie du premier groupe. En 2011, il a manifesté pour la révolution syrienne à Bruxelles. Même lorsque les islamistes ont détourné le soulèvement, il a continué à croire en la libération pour tous.

« J’ai vu l’est de Damas complètement rasé par Assad », explique Roni. « La population sous le contrôle des rebelles arabes sunnites était assiégée. Il est logique qu’ils aient maintenant le pouvoir eux aussi ».

Mais, estime Bahar, les rebelles ont commencé et Assad a réagi. « C’est de leur faute ». Roni est choqué, mais essaie de comprendre. Bahar a vécu sous les roquettes des rebelles et leur haine ouverte des Kurdes.

Dans la voiture, sur le chemin de la maison des parents de Roni, Bahar chante « Dancing in the Dark » de Bruce Springsteen. Cela ramène Roni aux années 2000, lorsqu’il a fondé le premier collectif de danse moderne d’Alep avec ses amis de cœur Ahmad Mamo et Rezan Abdou. Jusqu’à ce jour fatidique de 2008. Après leur dernière représentation, sur le thème du « siège » auquel s’accrochent les dictateurs, les ténèbres se sont installées. En fuite pour échapper aux fameux services secrets, Roni a dû dire adieu à sa famille, à sa vie, et s’enfuir, via la Turquie, vers la Belgique.

Quatre ans plus tard, la guerre lui fait passer d’innombrables nuits blanches à Louvain. Il s’inquiète de la mort possible de ses parents, de son frère et de ses sœurs. Malgré l’obstination de son père, ils ont dû eux aussi se jeter dans les bras des passeurs. Après un voyage dégradant de près de deux ans, ils ont retrouvé Roni en Europe.

Alors que la danse de Springsteen s’essouffle, ils arrivent dans la maison de leurs parents. Il n’y a pas d’électricité, seulement la lueur bleue d’un générateur. Roni regarde autour de lui avec inquiétude. Tout semble plus chaotique, plus sale, plus aliénant. Soudain, il reconnaît la cage d’escalier où il jouait au football lorsqu’il était enfant. Sa main tremble lorsqu’il frappe à la porte. Que va-t-il trouver ? L’hospitalité ou la haine et la méfiance ?

La porte s’ouvre. Les nouveaux habitants sont compréhensifs, presque désolés. Dès que Roni pénètre à l’intérieur, son souffle est coupé. La maison est vide, fissurée, démantelée. Sur le sol, il n’y a que des matelas. Là où il y avait une porte coulissante entre le salon et les chambres, une ouverture s’est créée. Et à l’endroit même où, enfant, il jouait derrière un écran scintillant, des soldats ont creusé un passage dans le mur.

Roni retourne dans la maison de son enfance après 17 ans, qu'il a dû fuir en 2008. D'autres personnes y vivent désormais. Il ne reste rien de tangible de ses souvenirs.

Roni a trouvé de vieilles photos de la maison chez son oncle.

Le balcon est plus petit que dans ses souvenirs. « En été, je dormais ici », raconte-t-il. « Les rideaux flottaient alors au vent. Tout était cent fois mieux. Ma mère était une maniaque de la propreté, même les murs brillaient. Aujourd’hui, la peinture s’écaille. » Il cherche quelque chose de tangible de son séjour ici, mais ne le trouve que sous la forme d’une cicatrice sur son propre visage, qui date de l’époque où, petit garçon, il est tombé d’une armoire.

Et en la personne d’Amina, la mère de son ami de cœur Ahmad Mamo. Elle est restée seule, sans mari ni fils. Lorsque Roni la voit, il est projeté dans le passé. Il se souvient qu’Ahmad lui avait offert des billets pour une représentation exclusive à l’opéra de Damas. Ils étaient alors soldats dans l’armée et sont entrés dans l’opéra avec des bottes militaires et le crâne rasé.

Le spectacle s’intitulait « Dead Can Dance ». Des années plus tard, Ahmad deviendra lui-même un mort dansant. Le 22 mars 2014, il a été tué lors d’une attaque à la roquette du Front Nusra d’Al-Sharaa sur Lattaquié.

À l’époque, Roni se trouvait en Belgique et cherchait en vain son ancien statut d’artiste. Il avait dû repartir de zéro, avec une éducation censée lui apporter un travail rapide. Au fil des ans, il s’était convaincu que la nostalgie détruisait l’homme. Il avait rangé son ancienne vie dans une boîte poussiéreuse. Mais aujourd’hui, face à la mère d’Ahmad, il revoit ce garçon qui gambadait gracieusement sur les scènes d’Alep. Il voit l’homme qu’il aurait pu devenir.

Et il pense à Rezan. Celui qu’il a vu à Istanbul en 2015. Le Rezan sophistiqué et sensible y a survécu en tant que vendeur de rue, puis a été réinstallé au Canada en tant que réfugié. Il n’a jamais réussi à s’y ancrer. Il a sombré dans la dépression et a fini par en mourir. Seul survivant du trio inséparable, Roni est aujourd’hui de retour à Alep. Sa ville, habitée depuis des temps immémoriaux, est aujourd’hui un paysage apocalyptique physique et mental.

Qu’est-ce qui est le pire ? se demande-t-il. Tout perdre et vivre avec de bons souvenirs ? Ou se confronter aux ombres de soi-même et de sa famille dans un décor brisé ? « J’ai l’impression que la personne que j’étais autrefois était morte en moi et que je la ramène frénétiquement à la vie. Ce n’est que maintenant que je ressens vraiment ce que la guerre a fait. Peut-être n’aurais-je jamais dû revenir. Peut-être aurais-je dû chérir la Syrie de ma mémoire ».

En 2015, Roni a dit au revoir à son ami proche Rezan à Istanbul. Il ne le reverra plus jamais : Rezan est décédé quelques années plus tard au Canada.

Le long de la route 62

Mohammed, le père de Bahar et oncle paternel de Roni, n’est pas autorisé à entrer dans le district avec sa voiture. Sa plaque d’immatriculation est enregistrée à Afrin, qui est sous occupation turque depuis sept ans. Les FDS, la milice qui contrôle le quartier de Sheikh Maqsoud, ont été chassées d’Afrin par la Turquie à l’époque. Ici, ils ne prennent aucun risque.

La route d’Alep à Afrin, la route 62, a été une artère fermée pendant de nombreuses années. Elle est à nouveau ouverte depuis la chute d’Assad. Les cicatrices de la guerre et de la division y sont encore visibles.

C’est sur cette route que le déclin du régime Assad a commencé en novembre 2024. Les factions contrôlées par la Turquie à Afrin ont formé un front avec les forces d’Al-Sharaa à Idlib. Par la route 62, elles ont progressé vers Alep. « J’ai conduit jusqu’ici ce jour-là et j’ai dû zigzaguer entre les cadavres des soldats d’Assad », raconte Mohammed.

Le long de la route, on trouve des affiches de combattants tombés aux mains des factions contrôlées par la Turquie. Mohammed lit le slogan : « Martyr ». Il sourit ironiquement : « Ces occupants ne sont pas morts pour Afrin. Ils se sont rendus coupables de violences odieuses à l’encontre du peuple kurde ».

Petit à petit, le nouveau gouvernement syrien leur reprend le contrôle d’Afrin. Mohammed se sent donc plus en sécurité, même s’il reconnaît l’existence du syndrome de Stockholm. Après tout, la nouvelle armée est composée de djihadistes, qui ont déjà laissé leur idéologie et leur soif de vengeance personnelle (contre les alaouites et les druzes) prendre le pas sur leur nouveau rôle de protecteurs neutres de tous les Syriens. C’est choisir entre la peste et le choléra.

Mais Roni et son oncle tremblent devant toute séparation, qu’elle vienne du côté kurde ou des milices pro-turques. Après tout, Mohammed sait ce que la séparation apporte. Pendant huit ans, il est resté séparé de sa fille. En 2014, alors que la guerre battait son plein, Bahar étudiait à Alep. À 60 kilomètres à peine, mais derrière des lignes de front et des checkpoints impénétrables. Ce n’est qu’après la chute du régime Assad qu’ils se sont retrouvés.

Depuis Alep, Bahar est devenue maire d’une poignée de hameaux kurdes contrôlés par Al-Sharaa. Elle montre la bretelle d’accès. « Il y a là un de mes villages, Ghazzawiya. Chaque village avait deux maires : l’un du régime Assad et l’autre des islamistes d’Al-Sharaa. Je ne pouvais pas entrer dans cette zone. L’administration officielle se faisait toujours à partir de la ville d’Alep ».

Soudain, Bahar reçoit un fichier PDF sur son téléphone : une lettre de démission des nouvelles autorités de la ville d’Alep. Tous les maires des villages kurdes autour d’Afrin ont été démis de leurs fonctions. Bahar lit, silencieuse. C’était prévisible : le nouveau gouvernement du président intérimaire Ahmad al-Sharaa remplace les maires de l’ancien régime.

Au même moment, d’autres nouvelles apparaissent sur Facebook : Une délégation gouvernementale se rendra dans les zones autonomes kurdes. « C’est bien », dit Roni. « Ils discutent. Il y a peut-être moins de risques de guerre ».

Roni montre une photo de son fils en Belgique lors d'une visite à « tante » Hanifa, la sœur de sa grand-mère.

Le goût des pêches à Bassouta

Hanifa, la sœur de Khadija, la grand-mère de Roni, vit à Bassouta, sur la route d’Afrin. C’est par cette ville perchée que des centaines de milliers de personnes ont fui les bombardements turcs de 2018. Avec tous leurs biens sur des camionnettes, ils se sont dirigés vers les zones encore contrôlées par l’YPG, la milice kurde.

Hanifa est restée. Elle en a payé le prix. Son fils Marouf tenait autrefois le restaurant le plus populaire de Bassouta et des environs. Aujourd’hui, il se tient dans la salle vide où les clients appréciaient autrefois le poisson frit et le murmure de la rivière. Il montre une vidéo des travaux d’agrandissement prévus. « Tout a été payé », dit-il. « Les matériaux, les architectes. Les plans étaient prêts. »

Mais à chaque bombe, la prise de conscience est plus profonde : il n’y a pas d’avenir, il n’y a qu’un présent dans lequel il faut survivre. Ils ont fui pendant 12 jours. À leur retour, tout avait été pillé. Puis les occupants sont venus, en véritables mafiosi, exiger l’argent de la protection. Hanifa ajoute que même les YPG ne les ont pas laissés tranquilles à ce moment-là.

Son autre fils a fui au Liban pour échapper à la conscription.

Hanifa disparaît dans la cuisine et revient avec du café, des biscuits et des fruits. Roni prend des nouvelles de sa mère, la fille de Khadija, à travers l’écran de son téléphone. Depuis le balcon, il la laisse se joindre à lui pour admirer la vue sur les collines couvertes d’abricotiers et de pêchers. « C’est étrange », dit-il, « mais en voyant tante Hanifa, je me suis soudain souvenu du goût de ces pêches. »

Roni toont een foto van zijn zoontje in België tijdens een bezoek aan "tante" Hanifa, de zus van zijn grootmoeder.

Hanifa (à gauche) est restée à Bassouta, mais elle en a payé le prix. Le restaurant de son fils a été pillé et son autre fils a fui au Liban pour échapper aux combats.

La ville d’Afrin

Sur le smartphone de Roni, le réseau « Turk Telekom » apparaît. Sur une route entre les oliveraies se trouve un poste de contrôle avec des peintures murales de la division Hamza, l’une des factions contrôlées par la Turquie qui occupent Afrin.

« Attendez sur le côté! », crie un soldat masqué au poste de contrôle. Mohammed devient nerveux. Roni montre son accréditation journalistique et la photo avec le commandant que nous avons rencontré chez le glacier de Damas quelques jours plus tôt. « Nous nous sommes assis là avec les nouveaux dirigeants. Il nous a dit que nous pouvions l’appeler à tout moment. Dois-je le faire maintenant ? » demande Roni d’un ton vif. Soudain, le ton change. Le soldat sourit, enlève son masque et dit : « Frère, nous faisons cela uniquement pour votre sécurité. Il n’y a pas de problème. »

Mohammed rit amèrement. Il le sait bien : sans relations, vous êtes une proie facile ici. Il s’est fait extorquer plusieurs fois à des postes de contrôle comme celui-ci.

Battal, le frère de Nouri, le grand-père de Roni, a vu ces soldats masqués et ces envahisseurs arabes arriver et repartir tranquillement. « Ils sont arrivés avec une valise et sont repartis avec des camions remplis d’objets provenant de maisons pillées », raconte-t-il. « J’étais dans un magasin d’informatique lorsqu’un membre de ces milices est entré avec un ordinateur portable. Il voulait le vendre. Ils vendaient des objets provenant de nos maisons. J’ai vu des soldats de milices aller de maison en maison avec des serruriers. »

Nous vivons dans la peur, sans famille, dans une économie brisée et occupée.

C’est pourquoi Battal a gardé la maison de son frère Nouri, qui s’est réfugié en Belgique. Lors de l’invasion turque, une roquette s’est abattue directement sur le salon. « Mon fils y a dormi cette nuit-là », souligne Battal, tandis que sa femme sert le dîner devant le trou maçonné dans le mur. « Le missile a traversé le mur de part en part. S’il avait explosé, il serait mort sur le coup ».

Le missile est resté dans la pièce pendant des jours. Des soldats turcs ont fini par passer, non pas pour payer les dégâts, mais pour récupérer leur roquette. « Ils pourraient alors la lancer sur une autre maison », déclare Battal avec amertume.

Battal est resté sur son sol natal, mais il vit loin de ses enfants émigrés. Son frère Nouri a été déraciné et vit loin de ses oliviers qu’il considérait comme ses enfants, mais il vit près de sa famille à Louvain. Qui est le mieux loti ? Battal n’a aucun doute : « Nouri », dit-il. « Je n’ai jamais vu mes petits-enfants. Les étrangers ne voient que la beauté de la nature. Mais nous vivons dans la peur, sans famille, dans une économie brisée et occupée ».

La récolte des olives est leur principale source de revenus. « Ici, tout est devenu plus cher, sauf l’huile d’olive. C’est étrange, non ? Les usines de transformation ont été reprises par les occupants. Ils ont artificiellement baissé le prix que les agriculteurs kurdes obtiennent, puis ils exportent vers la Turquie en faisant des bénéfices. Ils travaillent pour Erdoğan (le président turc, ndlr). Afrin pourrait construire une économie forte, mais elle est délibérément maintenue faible et dépendante ». En chemin, nous avons vu une de ces entreprises avec le drapeau turc.

Le lendemain matin, le café fume au soleil sur le grand balcon. Roni feuillette comme un fou des vieux albums de photos qu’il a trouvés dans un placard. La boîte poussiéreuse de son ancienne vie s’ouvre en grand.

« Je ne suis pas encore bien réveillé, je ne me suis même pas encore lavé le visage », dit-il en riant. Des photos jaunies de scènes de ménage et des portraits de famille formels s’entrecroisent.

Parmi la pile, une photo particulière : le salon de la maison de Sheikh Maqsoud. Rideaux blancs décoratifs, meubles en bois, plantes d’intérieur, gâteaux d’anniversaire, coupes de fruits, boissons non alcoolisées : les membres de la famille sont unis dans ce qui était alors leur vie. Des années plus tard, elle se brisera comme les décombres d’un bâtiment bombardé.

« Cette photo date de plus de 30 ans », explique Roni. « À la fin des années 1990, Hafez était encore président. Toutes les personnes présentes sur cette photo sont aujourd’hui déracinées, éparpillées en Belgique et en Allemagne. Et ici, vous pouvez voir ma grand-mère Fadila. Elle a passé toute sa vie avec mon grand-père Wahid dans les montagnes, parmi les oliviers, mais elle est morte et a été enterrée à Stuttgart. »

Jinderes

Roni est en route pour ces montagnes, où se trouvent ses racines. Jinderes, la ville située au pied du mont Kurd dans la vallée de la rivière Afrin, a été durement touchée par le violent tremblement de terre du 6 février 2023. Derrière la rangée de boutiques abîmées de la rue principale se cachent des décombres. Il y a des squelettes d’immeubles effondrés et des tentes où les mères habillent leurs enfants. Depuis 2022, leur vie privée est littéralement à la rue.

« Là-bas, dans ce bâtiment, les secouristes n’ont trouvé des corps sous les décombres qu’au bout d’un mois », raconte Mohammed. « De nombreuses organisations d’aide internationale se sont rendues à Jinderes. Les opérations de secours se sont déroulées dans le chaos le plus total. Certaines personnes qui avaient tout perdu n’ont rien reçu. D’autres venaient simplement pour bénéficier de l’aide ».

Mohammed s’arrête au coin d’une rue pour faire le plein de diesel à l’aide d’un entonnoir. « Il y a exactement deux ans, pendant le festival de Newroz, quatre fêtards ont été abattus ici par des factions contrôlées par la Turquie. Tout Jinderes s’est révolté. Les coupables ont été arrêtés, puis relâchés ».

Depuis sept ans, Jinderes est sous contrôle turc. « Que remarquez-vous ici ? » demande Roni. Des drapeaux turcs ont été peints sur les magasins et les femmes se promènent en nikab, ce que l’on ne voyait jamais ici. Elles appartiennent aux familles arabes chassées du sud.

Roni dans l'oliveraie de Kurdan, le village de montagne de son grand-père Wahid (l'homme à droite sur la photo ci-dessous).

Dans les montagnes autour de Jinderes, Roni fait signe à son oncle Mohammed de s’arrêter dans les oliveraies de sa famille. Chaque automne, ils venaient de Sheikh Maqsoud pour récolter les olives : ils brûlaient les mauvaises branches, enlevaient les pierres sous les arbres et cueillaient les olives.

Tenant un rameau d’olivier, il regarde le mont Kurd, où les points verts s’étendent jusqu’à l’horizon. Est-il la colombe de la paix qui ramène le rameau d’olivier à la maison, preuve que la guerre est finie et que le retour au Kurdan est à nouveau possible ? C’est son rêve, mais la réalité est différente, après la récente flambée de violence.

Kurdan, village d’une famille déracinée

Le voyage se poursuit jusqu’à Kurdan, un ensemble de vieilles maisons en pierre situées à flanc de montagne autour d’une vallée cachée. Alors que Roni entre dans le village de son grand-père, la pluie commence à tomber. « Les étrangers ont apporté la pluie, Dieu merci », s’exclame Delshad, le fils de Mohammad. Roni l’a vu pour la dernière fois lorsqu’il était un petit garçon. Aujourd’hui, c’est un jeune adulte qui se tient devant lui.

Il y a quelques années, Delshad a tenté de rejoindre l’Europe depuis la Turquie, mais sa tentative a échoué. Ce village a vu partir de nombreux fils et filles. « Mes enfants sont en Autriche et en Allemagne », dit une femme qui vient acheter du shampoing dans la boutique de Mohammed. « Et les miens sont à Istanbul et aux Pays-Bas », ajoute son voisin Tawfik.

Cette maison, vieille de plusieurs siècles, s’est éteinte pendant la guerre. Les murs se sont fissurés à cause du tremblement de terre. Mohammed a investi ses économies dans la réparation de la façade à moitié effondrée. Elle a été vidée, dépouillée des personnes qui l’avaient animée. Ce n’est que le 8 décembre 2024 que la vie a lentement repris ses droits. Après la chute d’Assad, Mohammed a revu ses enfants Delshad et Bahar pour la première fois depuis des années.

Mais la guerre les a changés. Delshad est entré en contact avec des islamistes afghans en Turquie et a embrassé la foi. Bahar, en revanche, a vécu pendant des années à Alep sous les missiles islamistes et a développé une aversion pour la religion.

Leur jeune sœur Sevin, qui est restée dans le village isolé pendant toutes ces années, est l’incarnation de la paix. Paradoxalement, elle est la seule à parler anglais. À cause de la guerre, elle n’est pas allée à l’école, mais elle a appris l’anglais au téléphone.

La famille de Mohammed, l'oncle de Roni, réunie depuis la fin de l'année dernière. De gauche à droite : Mohammed, Nazli, Bahar, Delshad et Sevin Hossein.

Dans la cour, Sevin est en robe de soirée, prête à partir pour la fête du Newroz au lac Maydanki. Au début du printemps, ce lac de retenue sert traditionnellement de décor au nouvel an kurde et, en été, c’est toujours un havre de paix à l’ombre des arbres.

Lorsque Sevin avait 11 ans, au moment de l’invasion turque en 2018, ses flancs étaient encore couverts de forêts luxuriantes. Mais en cinq ans, elles se sont transformées en une plaine stérile. Le bois a été pillé et vendu par les factions contrôlées par les Turcs. Sous leur occupation, le festival de printemps, une tradition vieille de trois mille ans, a été interdit pendant des années.

Mais cette année, en 2025, elle est à nouveau autorisée. L’afflux est massif. Les gens passent plus de temps dans les embouteillages pour se rendre au lac qu’ils n’en passent au festival. Les gens dansent en cercles géants au son d’une musique entraînante.

La tombe du grand-père Wahid

Le lendemain matin, Kurdan se réveille avec un soleil qui se lève derrière la colline, baignant lentement la vallée de lumière. Les deux grands-parents de Roni sont originaires de Kurdan : la famille Hossein et la famille Jafar. Leurs parents et grands-parents ont également vécu ici. Le père de grand-père Wahid a construit la maison au début du 20e siècle. Lorsqu’il était enfant, les parents de Roni, Ahmad Hossein et Nazlia Jafar, étaient voisins de l’autre côté de la rue.

Lorsqu'il a fui la Syrie en 2008, Roni a dit au revoir à son grand-père dans le village de montagne de Kurdan. Son retour a été une véritable célébration sur la tombe.

Derrière leurs maisons, un chemin escarpé serpente jusqu’au cimetière, au fond de la vallée. Les tombes se dressent comme des témoins blancs et silencieux des fondateurs de Kurdan, face aux oliviers verts qui leur ont été légués.

C’est ici que l’histoire de la famille de Roni a commencé, il y a plusieurs générations. « La vie est une heure », est-il inscrit sur la tombe de son grand-père Wahid. « Les jours passent si vite jusqu’au jour où l’on est enterré sous la terre. » Dans le silence, tout est dit : ce qu’ils ont enduré et perdu pendant cette heure, ce qu’ils ont réussi à garder, et comment ils ont surmonté le déracinement dans une nouvelle vie.

Après une minute de silence, Roni déclare, la voix chevrotante et les larmes aux yeux : « La nuit précédant mon retour en Syrie, mon père en Belgique m’a dit : “Je ne veux qu’une chose : que tu ailles sur la tombe de mon père”. »

Il poursuit : « Je me suis adressé à mon grand-père : “Considère-toi comme chanceux, tu n’as pas vécu cette horrible guerre. Au moins, tu es dans la terre de notre village. Nouri vit loin d’ici, à Louvain. Il craint d’être enterré à l’étranger comme ta Fadila. Tu as passé toute ta vie avec grand-mère dans ce village. Jusqu’à la dernière seconde, elle s’est occupée de toi. Et maintenant, après ta mort, vous êtes séparés. C’est très dur.

Tu avais l’habitude de dire : ‘Roni, tu es le premier petit-fils de notre famille. N’oublie jamais notre terre. Les racines des arbres ici, ce sont aussi nos racines. Ce sont nos familles qui les ont plantés.’ Mais mes racines ont été coupées. Le retour est difficile lorsqu’il y a un vide de dix-sept ans entre les deux.

Mais même mes enfants, vos arrière-petits-enfants, nés en Belgique, sont liés à cet endroit. Un jour, je viendrai avec mes enfants de Belgique sur votre tombe. Je ne t’ai vu pleurer qu’une seule fois, lorsque je suis venu te dire au revoir cette nuit-là, avant mon départ en 2008. J’ai embrassé tes mains et je suis parti. Je ne t’ai jamais revu. Mais j’ai tenu ma promesse. »

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