Des militantes guinéennes «défendent» la polygamie
Stefaan Anrys - Traduction : Salomé Laviolette
26 april 2016
« Vous faites de votre mieux pendant des années et puis, un beau jour, voilà que votre mari se choisit une deuxième femme, comme si vous ne suffisiez pas… » Je me rappelle comme si c’était hier des paroles de Lola Shoneyin, auteure d’un roman sur la polygamie. « La polygamie peut complètement bouleverser une femme. »
Une délégation de trois femmes provenant de Guinée est arrivée en Belgique pour assister à la cérémonie du Womed Award, un prix décerné par Unizo, Markant et Trias. L’une d’elles, Néné Hady Chérif, s’est vu remettre le Womed Award Zuid, un prix qui récompense l’entrepreneuriat des femmes dans les pays en voie de développement.
« Les traditions n’encouragent pas les femmes à créer leur propre affaire », explique Koen Symons de Trias. « Il n’est pas rare que les femmes se marient très jeunes. Elles ne vont pas à l’école, ou presque pas. Ce sont toujours les hommes qui prennent les décisions – aussi bien dans la famille qu’en dehors. »
Les trois lauréates – Néné Hady Chérif (51), M’Mah Adiara Camara (53) et Ténin Makalo (45) – sont des femmes agricultrices, et elles proviennent de Guinée. Elles font partie de Coprakam, une coopérative agricole rassemblant des producteurs de beurre de karité, de cacahuètes et de miel. Toutes les trois doivent partager leur mari avec d’autres coépouses. Pensent-elles que la polygamie se marie bien avec l’entrepreneuriat ?
La polygamie a une fonction sociale. Nous vivons à la campagne, loin des villes. (Néné Hady Cherif)
© Stefaan Anrys
Néné Hady Chétif : La polygamie a une fonction sociale. Nous vivons à la campagne, loin des villes. Si un homme n’avait qu’une seule femme, il se retrouverait isolé si jamais il lui arrivait quelque chose. S’il en a deux ou trois, elles peuvent se compléter. Les femmes s’entraident et soutiennent leur mari. Lorsqu’une des épouses tombe malade, une autre épouse est toujours là pour s’occuper des enfants.
Néné Hady Chétif a trois filles et un fils. Elle est également présidente d’une coopérative agricole à Wakaly qui compte 61 membres, en majorité des femmes, présidente d’une banque de microcrédit à Konindou et présidente d’une fédération rassemblant des producteurs d’arachides. Mariée à un jeune âge, elle a vu s’évaporer toute chance de poursuivre des études secondaires. Aujourd’hui, elle jouit cependant de beaucoup de libertés au sein de son mariage : elle est une entrepreneuse et siège dans différents mouvements et rassemblements d’agriculteurs.
Vous êtes des femmes fortes et vous bénéficiez du soutien d’ONG étrangères telles que Trias, cela doit attirer de l’attention sur vous. Cela suscite-t-il également des jalousies ?
Ténin Makalo : C’est aussi en partie la faute des femmes si les hommes ne voient pas d’un bon œil leur émancipation. Lorsque je fais un stage, je ne rentre jamais à la maison en exigeant haut et fort que tout doit changer. J’ai signé un contrat lors de mon mariage, et je le respecte. De plus, mon mari est bien conscient que mes actions vont dans l’intérêt de la famille.
C’est aussi en partie la faute des femmes si les hommes ne voient pas d’un bon œil leur émancipation. (Ténin Makalo)
© Stefaan Anrys
Néné : Mon mari participe lui aussi à des stages, à des séminaires, et il a maintenant confiance en ce que nous faisons, et en moi. Je suis ici pour recevoir un prix alors qu’il est occupé à préparer le mariage de notre fils. Nous nous concertons et réglons les problèmes ensemble.
M’Mah Adiara Camara : Si je m’émancipe, c’est avec modestie et respect pour mon mari. Nous devons de toute façon obtenir la permission de notre mari pour participer à ce genre d’activités, mais c’est possible.
Que pensez-vous de la position de la femme en Haute-Guinée ?
Néné : La situation reste difficile pour les femmes. Lorsque mon mari a besoin d’un coup de main dans les champs, il demande à toutes ses femmes de l’aider, au nom de la famille. Cependant, une fois la récolte terminée, il garde tout pour lui. Et lorsqu’il faut payer les frais scolaires ou médicaux de nos enfants, il fait la sourde oreille. (Néné croise les bras et s’appuie sur le dossier de sa chaise).
Tu vois ? Il fait le passif. Il nous fait implicitement comprendre que c’est à nous, aux femmes, de mettre de côté pour subvenir aux besoins des enfants. Toutefois, nous le faisons car l’éducation des enfants est une sorte d’investissement. Pour notre part, nous n’avons pas eu beaucoup de chance, mais nous sommes bien conscientes de toute la valeur d’une bonne éducation.
Ténin acquiesce. Une fois les récoltes terminées, les hommes consacrent une petite portion de leurs revenus aux besoins de la famille, mais la majorité des dépenses sont assumées par les trois femmes assises autour de la table.
Comment vous procurez-vous de l’argent si les terres sont entre les mains des hommes ? Les femmes ont-elles le droit à un lopin de terre qu’elles peuvent gérer de façon autonome ?
Néné : Mon mari évalue la contribution de ses épouses. Ont-elles participé activement aux récoltes ? Leur aide a-t-elle été efficace ? Les épouses sont alors récompensées sur cette base.
M’Mah Adiara Camara vient de Kouroussa, une autre préfecture, située sans le nord de la Haute-Guinée. Elle est mère de dix enfants. Quatre sont scolarisés, et un étudie à l’université. « Si j’avais pu faire des études, je gagnerais peut-être quarante fois ce que je gagne aujourd’hui. Mais, malheureusement, je n’en ai pas eu la possibilité. J’ai monté mon affaire car je ne voulais pas que mes enfants mènent la même vie que moi. »
M’Mah : Un homme peut donner un lopin de terre à ses femmes, mais absolument rien ne l’y oblige. Il peut payer la moitié des frais scolaires et médicaux des enfants, mais ce n’est pas une obligation. Nous avons tiré des leçons du passé et nous avons décidé de nous réunir, notamment sous les auspices de Coprokam (Coopérative des Producteurs d’Arachide, de Karité et de Miel).
Cette organisation compte 3873 membres, dont 2371 sont des femmes. Depuis que j’en fais partie, je suis capable de bien différencier mes propres revenus de ceux de mon mari. Je touche par exemple des revenus supplémentaires grâce à ma promotion du beurre de karité, ce qui me permet de financer l’éducation de mes enfants.
Ténin a les mains ornées du Yabé : son voyage en Belgique était un événement à fêter.
© Stefaan Anrys
Ténin Makalo poursuit. Du haut de ses 45 ans, elle est la plus jeune du groupe. Ses mains sont lignées au yabé, une sorte de henné que certaines femmes se font aux pieds et à la main gauche – la main droite est utilisée pour manger – lors d’occasions jugées particulières, comme par exemple, ici, un voyage en Belgique.
Ténin : En plus de notre travail au champ et la promotion du beurre de karité, nous percevons également des revenus grâce à des potagers, qui nous permettent de remplir les caisses après la fin des récoltes. Nous pouvons par exemple acheter des bassins et du matériel pour conserver du beurre.
Vous êtes la première femme dans votre famille. Pensez-vous que la polygamie entrave l’entrepreneuriat ?
Ténin : Il arrive que l’entente entre les époux s’effrite lorsque le mari décide de prendre une seconde femme. Il arrête de « partager » avec sa première épouse : il n’y a plus d’amour, plus de sincérité, plus de transparence. Heureusement, ce n’est pas arrivé chez nous. C’est par exemple ma coépouse qui s’occupe de mes enfants pendant que je suis ici.
Souhaitez-vous à vos filles d’avoir un mariage polygyne ?
M’Mah : Oui, pour autant qu’il n’y ait aucune rancœur entre elle et les autres épouses. Je suis la première épouse, mais nous sommes cinq en tout. Grâce à la polygamie, je peux être certaine que, si je meurs, il y aura toujours quelqu’un chez mon mari pour prendre soin de mes enfants.
Ténin : Il ne faut pas oublier que nous ne vivons pas dans de grandes villes. Nous ne sommes pas les femmes lettrées auxquelles vous êtes habitués. La vie à la campagne est très difficile pour une femme. Si votre mari n’a pas d’autre femme que vous, vous devez vous occuper toute seule de toutes les tâches domestiques. Dans une telle situation, vous n’avez pas le temps de faire un potager ou de monter votre propre affaire, et il n’y a pas de sous pour les enfants.
Vous vivez tout près les uns des autres en Belgique, mais on a l’impression qu’il y a des kilomètres entre vous. (M’Mah Adiara Camara)
© Stefaan Anrys
Auriez-vous des conseils pour les entrepreneurs flamands ou les Flamands en général ?
Le silence s’installe, puis elles commencent à discuter en malinké. L’interprète, Saa Ouamouno, a du mal à les faire arriver à une conclusion. Auraient-elles peur de formuler des conseils à d’autres personnes ? Ou auraient-elles surtout l’habitude d’entendre que ce sont « nos » conseils qu’elles doivent suivre ?
Saa Ouamouno : J’ai bien peur qu’il soit difficile de répondre à votre question. J’ai essayé de leur expliquer, mais mon malinké n’est peut-être pas assez bon (il feint un rire, mal à l’aise). Ce n’est évidemment là le problème. Elles préféreraient que je réponde à cette question à leur place. J’ai tenté de leur faire comprendre que c’était à elles que la question s’adressait, et non à moi.
Ténin a les mains ornées du Yabé : son voyage en Belgique était un événement à fêter.
Après d’innombrables hésitations, M’Mah commence à parler, l’air prudent. Elle est habillée en blanc de la tête aux pieds. Ses yeux bruns scintillent par moment, mais son regard devient subitement sérieux.
M’Mah : Ici, tout le monde rentre chez lui après le travail, et je trouve ça très triste. C’est là que s’arrête toute votre vie sociale, du moins celle que vous entretenez avec vos collègues. Vous parlez peut-être beaucoup ensemble lors de la pause de midi, contrairement à nous, qui nous nous taisons lors des repas, mais nous voyons nos collègues après le travail et nous parlons de tout et de rien. Vous vivez tout près les uns des autres en Belgique, mais on a l’impression qu’il y a des kilomètres entre vous.