Kigali veut se rendre indispensable aux partenaires occidentaux
“‘Que bénéficie le Rwanda de l'accord sur les réfugiés conclu avec le Royaume-Uni?’
L’accord entre le Rwanda et le Royaume-Uni sur la déportation des demandeurs d’asil est cynique et contraire à toutes les conventions. Boris Johnson veut faire oublier party gate, mais, en fait, qu’est-ce que le Rwanda y gagne?
Le président rwandais Kagame (à gauche) avec le Premier ministre britannique Johnson lors d’un sommet d’investissement entre le Royaume-Uni et l’Afrique en 2020. ‘Le Rwanda cherche à se rendre indispensable en prétendant être un havre de stabilité relative dans une région très volatile.’
© Reuters / POOL New
L’accord entre le Rwanda et le Royaume-Uni sur la déportation des demandeurs d’asil est cynique et contraire à toutes les conventions. Boris Johnson veut faire oublier party gate, mais, en fait, qu’est-ce que le Rwanda y gagne?
Le Royaume-Uni a l’intention d’expulser les demandeurs d’asile vers le Rwanda, où ils seront ensuite soumis à la procédure locale pour obtenir l’asile. ‘L’Europe est connue pour sa tradition de conclure des accords avec des États antidémocratiques et des dirigeants autoritaires, qui se chargent d’aider l’Europe à gérer les vagues de migration’, commente Kris Berwouts, journaliste à MO*. Que peut bien avoir à gagner le Rwanda dans ce plan inhabituel?
Avec son aplomb habituel, le Premier ministre britannique Boris Johnson a annoncé le 14 avril que le Royaume-Uni avait signé un accord pour expulser les candidats demandeurs d’asile vers le Rwanda. L’accord ne concerne pas seulement les personnes originaires du Rwanda, mais plutôt tous les demandeurs d’asile qui ne sont pas entrés de façon légale sur le territoire britannique, quelle que soit leur nationalité.
Les requêtes des demandeurs d’asile seront examinées en profondeur par les autorités rwandaises. Ceux qui seront ensuite reconnus comme réfugiés, seront alors autorisés à rester au Rwanda. Cependant, la manière exacte dont l’accord entre le Royaume-Uni et le Rwanda sera mis en œuvre ne semble pas être au premier plan de leurs préoccupations à l’heure actuelle.
Pour Londres, l’objectif initial est de réduire le nombre de demandeurs d’asile potentiels qui atteignent le Royaume-Uni en traversant la Manche. L’année dernière, ce nombre s’élevait à 28 500 personnes, le chiffre le plus élevé jamais atteint. Selon M. Johnson, en décourageant les demandeurs d’asile potentiels de traverser la Manche dans des embarcations précaires, le plan permettra donc de réduire le nombre de vies perdues.
Le gouvernement rwandais s’est engagé à intégrer ces migrants au Rwanda. Kigali recevra 120 millions de Livres Sterling (près de 145 millions d’euros) pour les accueillir, y compris en leur offrant une formation professionnelle ainsi que des autres types d’éducation. Ce programme ne sera pas organisé uniquement au profit des nouveaux arrivants, la population rwandaise y aura également accès.
Dans les milieux de l’opposition britannique, on suppose que le timing de cet accord n’est pas fortuit.
Ce n’est pas pour la première fois que le Rwanda se lance dans un tel partenariat. En 2017, le pays a déclaré avoir hébergé un total de 4 000 réfugiés qui ne pouvaient pas rester en Israël. À l’époque, il s’agissait principalement de personnes originaires d’Érythrée et du Soudan du Sud. Mais cette coopération n’a jamais été officiellement formalisée, et les réfugiés ne sont pas demeurés longtemps au Rwanda.
Dans les milieux de l’opposition britannique, on estime que le timing de cet accord n’est pas fortuit. Le 5 mai, des élections locales auront lieu dans une grande partie du Royaume-Uni, avec un impact considérable sur la politique nationale.
Boris Johnson compte sur ce plan pour faire évoluer le climat politique à son avantage. Au cours des derniers mois, il a été fortement critiqué pour les fêtes illégales organisées par son entourage en période de lockdown. L’accord avec le Rwanda devrait être la preuve que Boris Johnson se soucie bien des intérêts supérieurs de la nation.
Beaucoup de critique
Le plan de Johnson a immédiatement suscité des critiques, tout d’abord de la part d’organisations de défense des droits de l’homme telles qu’Amnesty International et Human Rights Watch. Il viole le traité international le plus important en matière de réfugiés, la Convention de Genève, puisque le Royaume-Uni veut expulser des demandeurs d’asile vers un pays où les droits de l’homme sont bafoués.
Le Rwanda peut difficilement être qualifié d’État de droit qui fonctionne correctement. Il existe une grave répression politique, entre autres des arrestations arbitraires et un système judiciaire politisé. Human Rights Watch déclare disposer de preuves que le Rwanda a fait exécuter des opposants à l’étranger dans un passé récent. Et en 2018, la police rwandaise a abattu 12 réfugiés après une manifestation dans le district de Karongi.
L’agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) condamne aussi résolument le projet de Johnson. Selon cette institution, le Royaume-Uni n’a pas le droit de déléguer ses obligations en matière d’asile à des pays tiers. Le HCR fait donc appel à Londres pour qu’elle ne mette pas en œuvre ce plan.
‘Les personnes qui fuient la guerre, les conflits et les persécutions méritent compassion et empathie. Elles ne devraient pas être échangés comme des marchandises.’
‘Le HCR reste fermement opposé aux dispositions tendant à déplacer les réfugiés et les demandeurs d’asile vers des pays tiers en l’absence de garanties et de normes suffisantes’, a déclaré Gillian Triggs, Haut-Commissaire assistante pour la protection au HCR, dans un communiqué de presse. ‘De tels arrangements ne servent qu’à dévier les responsabilités en matière d’asile, à se soustraire aux obligations internationales et à violer la lettre et l’esprit de la Convention sur les réfugiés’.
‘Les personnes qui fuient la guerre, les conflits et les persécutions,’ poursuit M. Triggs, ‘méritent compassion et empathie. Des personnes ne devraient pas être échangés comme des marchandises et envoyés à l’étranger pour traitement’.
Entre-temps, des acteurs clés de la société britannique ont également pris position contre le projet de Johnson. Parmi eux, l’archevêque de Canterbury, Justin Welby, l’a condamné dans son sermon du lundi de Pâques. Il a déclaré ce plan anti-éthique et contraire au jugement de Dieu. Même la collègue de parti de Johnson et ancienne Première ministre Theresa May s’est distanciée du plan ‘sur la base de sa légalité, de sa faisabilité et de son efficacité.’
Des réactions de préoccupation émanent aussi de l’est du Congo, qui fait frontière avec le Rwanda. Dans les environs de la ville de Beni, la milice djihadiste ADF est en lutte depuis des années. Au Nord-Kivu, on redoute qu’un afflux au Rwanda de réfugiés, en majorité musulmans, puisse constituer une source de renforts pour cette milice. Un tel scénario ne paraît pas crédible, mais au moins de nombreuses personnes sont inquiètes.
L’accord de Johnson trouve toutefois un soutien sur la scène internationale dans un certain coin. En France, par exemple, la candidate d’extrême droite aux élections présidentielles, Marine Le Pen, a qualifié le plan de ‘réalisable’, même s’il pourrait être encore amélioré. En Flandre, la N-VA, parti nationaliste flamand à travers son eurodéputée Assita Kanko, a estimé que c’était une bonne idée que le Royaume-Uni envoie des migrants illégaux au Rwanda. Selon la N-VA, cela peut ‘aider à combattre le trafic d’êtres humains.’
Qu’est-ce que le Rwanda y gagne?
Que Johnson veuille distraire l’attention du Royaume-Uni de la politique intérieure, semble évident. Mais qu’est-ce que le Rwanda peut gagner d’un tel accord?
Le régime actuel est arrivé au pouvoir en 1994, à la fin du génocide, lorsque le FPR de Kagame a pris le pouvoir. Le président Paul Kagame, alors ministre de la Défense et vice-président, a réussi à rebâtir son pays dans des délais records.
Ce faisant, il a pu compter sur le soutien des partenaires occidentaux. Le monde anglophone en particulier s’est débattu avec la notion de culpabilité: comment la communauté internationale au Rwanda n’a-t-elle pas eu le courage et l’esprit de décision nécessaires pour arrêter le génocide? Le Premier ministre britannique et le président américain de l’époque, Tony Blair et Bill Clinton, ont été les principaux partisans du Rwanda, protégeant le pays de toute critique.
Dans les années qui ont suivi, ce ‘crédit génocide’ s’est lentement, mais sûrement effrité. Le Rwanda s’est rendu coupable de crimes contre l’humanité au Congo, et la répression dans le pays lui-même s’est faite de plus en plus dure et mieux organisée. Les critiques se sont accrues, y compris à l’égard des réalisations de Kagame. Évidemment, la métamorphose du pays était spectaculaire, mais le Rwanda n’est pas devenu une société inclusive.
Le Rwanda est alors devenu un État à parti unique de facto et les succès économiques présentaient un revers évident. La politique agricole, par exemple, était performante, la production augmentait, bien que cela ne profitait pas en fin de compte aux Rwandais ordinaires. Le pays a continué à se débattre avec un énorme problème de pauvreté.
Le Rwanda tente de se rendre indispensable à l’Occident, en se présentant comme un havre de stabilité relative dans une région très volatile.
Le Rwanda a finalement réorienté sa stratégie pour protéger ses intérêts régionaux. Au début du siècle, le pays pouvait encore se permettre de déployer ouvertement et directement son armée sur le sol congolais. Lorsque cela n’a plus été toléré, il a agi principalement en soutenant des rébellions locales et en gardant ainsi un pied à terre au Congo.
En 2012, cela a également pris fin. Les partenaires les plus fidèles du Rwanda, soit l’Angleterre, les États-Unis, l’Allemagne, les Pays-Bas et la Suède, ont alors imposé des sanctions. Celles-ci ont été introduites en raison du soutien apporté par le Rwanda au M23, une milice dirigée par des Tutsis congolais.
Depuis lors, le Rwanda a choisi de garder sa position dominante par le biais des institutions multilatérales. Dans celles-ci, un État fort peut aisément dominer un État plus fragile comme le Congo. Le Rwanda a cherché et trouvé un rôle de guide dans l’Union africaine, la CIRGL, la CAE, et la Banque africaine de développement.
Total
En juillet de l’année dernière, le Rwanda a déployé une force de 1.000 soldats au Mozambique lorsque le gouvernement mozambicain ne réussissait pas à défaire le mouvement djihadiste Al Shabaab. Ce groupe ravage le nord-est du Mozambique depuis 2017. La Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC) était censée envoyer une mission de maintien de la paix, mais il a été très difficile de la rendre opérationnelle.
L’Europe a pour tradition de conclure des accords avec des États antidémocratiques et des dirigeants autoritaires, qui se chargent de l’aider à gérer les vagues de migration.
Alors, le Rwanda a envoyé des soldats, à la requête du gouvernement mozambicain. Ils ont réussi à chasser Al Shabaab de Mocímboa da Praia et de Palma, des villes vitales dans le cadre d’un projet du géant industriel français Total. A la base de cette intervention était, entre autres, les excellents contacts entre le président français Macron et son homologue rwandais Kagame ainsi que la réconciliation entre la France et le Rwanda.
Maintenant, le régime rwandais marque également des points grâce à son accord avec le Royaume-Uni concernant les réfugiés. Par cette entente, Kigali montre qu’il peut jouer un rôle constructif et aller dans des directions que l’Occident juge essentielles.
L’Europe, quant à elle, a pour tradition de conclure des accords avec des États antidémocratiques et des dirigeants autoritaires, qui se chargent de l’aider à gérer les vagues de migration. Mais aucun de ces accords ne contribue à renforcer l’aura de civilisation et d’État de droit que l’Occident souhaite projeter sur lui-même. Cet accord britannique avec le Rwanda ne déroge pas à la règle.
Cet article a été traduit par Brita Vandermeulen.