Le mois dernier, les jeunes musulmans n’ont cessé de rythmer l’actualité. Et pour cause, depuis la descente policière à Verviers, les effectifs de sécurité ont été renforcés dans la commune bruxelloise de Molenbeek-Saint-Jean. Quel impact sur la vie de la commune ? MO* est parti prendre la température des jeunes de l’organisation Centrum West, rattachée au WMKJ (organisations travaillant avec des jeunes défavorisés).
Dans la foulée des attentats de Paris et de l’intervention policière mortelle à Verviers, les jeunes musulmans ont (encore davantage) fait les gros titres de l’actualité nationale.
Leur implication potentielle dans les actes terroristes actuels et à venir a particulièrement alimenté la réflexion des penseurs, politiques et journalistes.
Je me passionne moi également pour les jeunes, mais pas pour les mêmes raisons. Une question me taraude aujourd’hui : comment les jeunes vivent-ils cette publicité négative ?
Plus que partout ailleurs, les jeunes de Molenbeek-Saint-Jean se trouvent dans l’œil du cyclone. Dans quelle mesure cela les perturbe ? A moins qu’ils ne prennent tout ceci par-dessus la jambe ? En bref, comment des jeunes de confession islamique vivent-ils ces temps agités ? Pour y répondre, je fais appel à ma personne de référence pour les questions liées aux jeunes, Touria Aziz, éducatrice auprès de L’Organisation bruxelloise pour l’émancipation des jeunes (D’Broej).
« Personne ne s’intéresse à toutes les initiatives positives qui voient le jour à Molenbeek. »
Au début, Touria ne semble pas vraiment emballée. Mes questions s’accompagneront même d’un long silence. Elle compte cependant demander l’avis d’Abdel, un éducateur de terrain qui fustige la couverture médiatique dont les jeunes font systématiquement l’objet à la suite de tels évènements.
« Personne ne s’intéresse aux initiatives positives qui voient le jour à Molenbeek. » Non sans insistance de ma part, Touria et Abdel conviennent finalement de me laisser bavarder une petite heure en compagnie des jeunes.
Représentations biaisées
Pour me donner la réplique, douze adolescents de Centrum West à la langue bien pendue et qui n’en sont pas à leur première discussion. Chaque mardi, Abdel organise en effet une soirée débat destinée aux plus de quinze ans. Pour l’occasion, il a aussi convié les ados (âgés de douze à 15 ans).
Hilel s’indigne d’emblée : « Je ne comprends pas d’où viennent tous ces amalgames. Il suffit qu’on apprenne que trois terroristes présumés sont originaires de notre commune, et voilà qu’on renforce la présence policière. Cette réaction est disproportionnée. »
Abdel : « Il est aussi scandaleux de renvoyer constamment une image négative de Molenbeek dans l’actualité, alors que la vie associative de cette commune est bouillonnante, et que les jeunes proposent eux-mêmes des initiatives pour bâtir une meilleure société. »
Les clichés répandus sur les Molenbeekois sont lourds à porter
© Centrum West
« La question ‘Que pensez-vous de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo ?’ est blessante en soi. »
Hamza : « C’est ce qui nous a poussés à descendre dans la rue le week-end passé. On voulait montrer qu’on est fier de Molenbeek car c’est une chouette commune où les gens se serrent les coudes. Je ne vois pas sur quoi se base cette image négative mais je veux y remédier. »
A la question « Que pensez-vous de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo ? », ils rétorquent que la question est blessante en soi. Ainsi, en partant du principe qu’ils cautionnent peut-être le meurtre de 12 personnes, elle met en doute leur humanité.
Des clichés lourds de conséquences
Les clichés répandus sur les Molenbeekois sont également lourds à porter. Ils en énumèrent une poignée : fainéant, agressif, indifférent, asocial, casanier. Bien qu’ils fréquentent encore tous les bancs d’école, ils ont déjà vécu une première expérience de discrimination aux agences d’intérim.
Ashraf : « Les rares jobs étudiants existants nous sont totalement inaccessibles. A cause des idées reçues et de la mauvaise réputation de Molenbeek, on peut faire une croix sur les jobs de vacances. »
Soufian : « On traîne le boulet de cette réputation avec nous, et ce même en dehors de la commune. Si on souhaite par exemple s’inscrire à une meilleure école, ça se retourne contre nous. Au moindre faux pas, on nous indique la sortie. »
Enseignement de seconde zone
Ashraf : « Bien sûr, il y a des écoles de quartier, mais le niveau est nettement inférieur. Pour certains cours, on nous refile un enseignant alors que l’année scolaire est déjà bien entamée. Sans parler des enseignants eux-mêmes, rarement inspirants et compétents. »
Mehdi : « On remarque parfois que les enseignants qui débarquent en cours d’année ne maîtrisent pas leur matière. C’est pourtant le strict minimum. »
Engagement social
Le fil conducteur entre ces jeunes, c’est leur implication dans la vie de la commune. Abdel organise ainsi différentes initiatives mobilisant la jeunesse molenbeekoise. A titre d’exemple, on citera le projet intergénérationnel : les adolescents de Centrum West se rendent tous les trois mois à la maison de repos Magnolia. Concrètement, les jeunes mettent au point un programme pour choyer les seniors et leur offrir du bon temps.
Plusieurs initiatives sont, elles, réalisées à titre informel et personnel. Chaque jeudi, Hilel fait pour sa part l’impasse sur la pause-déjeuner pour aider les clients du marché hebdomadaire à se délester de leurs courses. L’escalator de la station de métro Comte de Flandre tombant régulièrement en panne, se déplacer avec un caddie rempli n’est pas chose aisée pour ceux qui éprouvent des difficultés à marcher.
Projet intergénérationnel: Centrum West rend visite à la maison de repos Magnolia
Leur engagement n’a d’égal que leur colère face à la réputation ternie de leur commune.
Les jeunes vivent la présence militaire à Molenbeek comme un acte d’intimidation et une humiliation. Ils se sentent injustement pris pour cible. D’autant plus qu’ils considèrent eux-mêmes les trois terroristes présumés qui ont été « neutralisés » (apparemment originaires de Molenbeek) comme des étrangers et des cas isolés. Ils ne comprennent pas pourquoi Molenbeek est en état de siège. De plus, les défilés de militaires représentent à leurs yeux le prolongement des forces de police, déjà bien implantées et ne leur inspirant guère confiance. Leurs rapports avec la police ne se déroulant pas toujours de manière pacifique, l’instauration de ces mesures dites de sécurité constitue pour eux une menace réelle.
Deux poids deux mesures
Les jeunes de Centrum West démontrent une connaissance remarquable de l’actualité, et dénoncent l’indignation à géométrie variable dans le chef de l’opinion publique s’agissant de la répression du terrorisme et de la défense de la liberté d’expression. Face à la quasi-impunité dont jouit le terrorisme d’Etat en Israël, ils sont révoltés de voir qu’on « a déballé le tapis rouge » au premier ministre israélien Netanyahu lors de la marche silencieuse à Paris.
Engagés et déterminés
Aujourd’hui, les jeunes s’investissent pour leur avenir et celui de la société.
La commune de Molenbeek-Saint-Jean ne compte que 100 000 habitants, un quart d’entre eux a moins de dix-huit ans. De ce vivier de 22 300 jeunes, une part importante participe à la vie associative bouillonnante qui règne au sein de la commune. Il leur suffit pour cela de piocher dans l’éventail d’associations disponibles (plus de deux cents), axées autour de l’épanouissement et de l’émancipation de la jeunesse molenbeekoise. « On n’est plus au temps où les activités de jeunesse se résumaient à jouer au billard et aux cartes », selon Abdel. « Aujourd’hui, les jeunes s’investissent pour leur avenir et celui de la société.
Cela ne les empêche toutefois pas de porter un regard lucide sur les inconvénients de leur commune. A l’échelon bruxellois, le chômage des jeunes à Molenbeek atteint des records : 38% de la population active âgée de moins de 25 ans est dépourvue d’emploi. En outre, le revenu s’avère en moyenne de 40% inférieur comparé aux autres communes de la Région.
Les jeunes n’y vont pas par quatre chemins et affichent quasi unanimement leur volonté de quitter à terme Molenbeek. Jawad, un éducateur de dix-huit ans, résume platement la situation : « on peut difficilement construire son avenir dans une commune autant rongée par les clichés. »
D’autres jeunes lui donnent immédiatement raison : « si on indique le code postal 1080 sur un C.V., ça joue automatiquement en notre défaveur. Pas question de faire subir ça à mes enfants », déclare Hilel.
« Même si Molenbeek doit relever différents défis, ses habitants œuvrent chaque jour au vivre-ensemble. »
© Centrum West
#Jesuis1080
« Même si Molenbeek doit relever différents défis, ses habitants oeuvrent chaque jour au vivre-ensemble. »
Si jeunes et accompagnateurs ont bien conscience des défis à relever et ne nient pas la réalité de la délinquance et/ou des incivilités, ils jugent néanmoins inacceptable qu’on puisse assimiler leur commune à une zone de non-droit et un terreau fertile pour l’extrémisme.
C’est ce qui les a poussés à prendre part à la chaîne humaine organisée le 31 janvier dernier. S’inspirant de la campagne #jesuischarlie, ils ont baptisé leur action symbolique « je suis 1080 ».
« Nous voulons montrer qu’il fait bon vivre à Molenbeek et que, même si notre commune doit relever différents défis, ses habitants œuvrent chaque jour au vivre-ensemble », affirme Touria Aziz.
Article traduit du néerlandais par Julien-Paul Remy