La lutte d’une femme contre la mafia du sable
Nick Meynen
23 april 2017
Chaque pays gère la pénurie de sable à sa manière. En Inde, le gouvernement et la mafia du sable jouent au chat et à la souris. Au beau milieu des conflit entourant la première ressource mondiale, des activistes écologistes s’insurgent de la destruction de leur pays. MO* s’est entretenu avec Sumaira Abdulali, la femme qui a fait de la lutte contre la mafia du sable une affaire personnelle.
© Ruth Govaerts
En Inde, Sumaira Abdulali (55 ans) doit son statut de personnalité publique à son opposition acharnée contre les nuisances sonores et la mafia du sable. Le gouvernement et les médias la surnomment la ministre contre le Bruit.
La plus remarquable de ses actions reste toutefois sa lutte contre l’extraction illégale de sable, une lutte qui l’a littéralement marquée, comme son corps en témoigne.
En 2004, elle était encore une Indienne anonyme qui constatait chaque matin la disparition de portions entières de la plage voisine. Chaque nuit, elle entendait le va-et-vient des camions. Elle décida d’agir et appela la police, prit sa voiture et roula jusqu’à ce que la route se confonde avec la plage.
Savez-vous qui je suis ?
Mais elle comprit bien vite qu’une femme seule ne ferait pas le poids face aux voleurs de sable, surtout quand elle vit que la police était contre elle. ‘Au lieu d’accourir sur les lieux du délit, des agents renseignaient les chauffeurs’, raconte Sumaira Abdulali.
Elle s’en sortit vivante, de justesse, mais y gagna un séjour à l’hôpital et une paralysie de la main. Alors qu’il la passait à tabac, l’un de ses agresseurs lui demanda : ‘Savez-vous qui je suis ?’ L’homme était le fils d’un politicien de la région et le propriétaire d’une entreprise de construction.
Sumaira Abdulali intenta un procès contre l’extraction de sable dans son état, et le gagna
Deux ans après cet incident, Sumaira Abdulali intenta une affaire en justice contre l’extraction de sable dans son état. Et elle la remporta.
En 2010, le tribunal décréta une interdiction contre l’extraction de sable au large de la côte, dans un premier temps, et ensuite dans l’ensemble de l’état de Maharashtra.
Sa capitale, Bombay, compte plus de 20 millions d’habitants. À Bombay – l’une des dix plus grandes villes au monde – le boom du secteur de la construction fait exploser la demande en sable.
L’interdiction judiciaire fut en vigueur jusqu’à ce que des mesures de protection ne soient enfin traduites en lois en 2015.
Rouler pour sa vie
Parmi les conséquences de l’extraction de sable en Inde, Sumaira Abdulali cite notamment l’érosion des sols, les glissements de terrain, l’abaissement du niveau des nappes phréatiques, l’infertilité des terres agricoles alentour, la détérioration des écosystèmes et de la vie marine, la disparition de plages ou encore l’effondrement de ponts surplombant des rivières.
Un jour, elle parvint à filmer une scène surréaliste : un train roulait sur un pont tandis que, sur les mêmes images, des excavatrices creusaient la plage en contrebas. En 2016, le pont s’effondra. Une scène digne de Bollywood, mais sans trucage !
‘Je voulais porter plainte pour tentative d’assassinat, mais la police refusa et voulu me donner une contravention pour excès de vitesse !’
En 2010, elle emmena un journaliste et un photographe sur le terrain, un endroit de Maharashtra où l’extraction de sable battait son plein malgré l’interdiction.
Alors qu’ils prétendaient être à la recherche d’un terrain à bâtir, ils filmèrent l’extraction illégale à échelle industrielle.
Le retour ne fut pas sans danger, leur voiture fut attaquée ; ils furent contraints de prendre la fuite devant deux autres véhicules tentant de les précipiter dans le ravin d’une route en terre battue. Arrivés sur l’artère principale, ils tombèrent nez à nez avec un camion, prêt à les pousser dans la rivière. Il rata lui aussi son objectif.
‘Nous devons notre vie à mon mari, un chauffeur de rallye professionnel, qui m’a transmis quelques-unes de ses qualités de conducteur. C’est uniquement grâce à cela que j’ai pu semer nos persécuteurs et échapper de justesse à ce camion. Là aussi, la police était de connivence avec la mafia.’
‘Je voulais porter plainte pour tentative d’assassinat, mais la police refusa et voulu me donner une contravention pour excès de vitesse ! Une fois de plus, un politicien local tenait les rênes du marché illégal de sable.’
Activistes et autorités locales
Hélas, l’histoire de Sumaira Abdulali est loin d’être un cas isolé. En Inde, les activistes qui signalent des problèmes se font souvent agresser physiquement, voire se font assassiner par l’une des nombreuses mafias du sable.
‘Les acheteurs d’excavatrices s’assuraient généralement d’entrer au conseil du village, et plus tard de gravir les échelons politiques’
Il y a quelques dizaines d’années, l’extraction de sable était encore le fait de pauvres pêcheurs et de petits fermiers qui creusaient à la main avant de revendre leurs seaux de sable au secteur de la construction en pleine croissance.
À mesure que l’économie indienne se développait, la demande en sable suivit et les détenteurs de machines et de capitaux sentirent l’appât d’un gain important.
Puisqu’à l’époque, aucune réglementation n’existait sur la question, cette ressource était tout simplement gratuite.
Sumaira Abdulali raconte que les acheteurs d’excavatrices s’assuraient généralement d’entrer au conseil du village, et plus tard de gravir les échelons politiques, afin d’éviter que les autorités ne viennent interrompre leur petit commerce lucratif.
Le père de l’homme qui l’agressa en 2006 réussit à grimper en grade, jusqu’à devenir un ministre de l’état de Maharashtra. Sa mission ? L’Environnement. Il jure avoir quitté le business du sable, mais il possède toujours le plus grand entrepôt de sable et a porté son intérêt commercial sur le prochain secteur prometteur : les carrières de pierre.
Longue vie à l’économie circulaire ?
La bonne nouvelle, c’est que ce type de situations alarmantes nourrit ce qui ressemble fort aux premeirs balbutiements d’une révolution politique.
Anna Hazare, l’une des activistes les plus célèbres d’Inde, souleva elle aussi la problématique du sable. Elle se tint elle-même hors de la politique politicienne, mais son partenaire du mouvement contre la corruption monta le parti AAP, adoptant un balai pour emblème.
‘Pour faire baisser la demande de sable fraîchement extrait, nous devons évoluer vers une économie plus circulaire’
Le glissement de terrain provoqué par l’AAP n’était pas géographique mais bien politique. En 2015, le parti remporta pas moins de 67 des 70 sièges de Dehli.
Sa victoire ne garantit en rien l’avènement d’une solution face à la corruption du secteur du sable, mais elle a le mérite de montrer le poids de cette thématique dans la société.
‘Pour faire baisser la demande de sable fraîchement extrait, nous devons évoluer vers une économie plus circulaire’, déclare Sumaira Abdulali. ‘Les grandes villes d’Inde démolissent beaucoup de vieux bâtiments pour laisser place à de nouvelles constructions. Les décombres terminent dans des décharges.’
‘Certains pays n’autorisent l’emploi de nouveaux matériaux qu’une fois les derniers gravats épuisés. Les Pays-Bas recyclent de cette manière 90 pour cent de leurs gravats. Des pays plus pauvres, comme le Vietnam, ont eux aussi commencé à revaloriser les déchets de démolition.’
‘Il est possible de construire des routes avec nettement moins de sable ou de gravier en utilisant par exemple du plastique recyclé en matériau de construction. Si nous continuons sur notre lancée, l’Inde creusera sa propre tombe et devra payer un lourd tribut. L’option de l’économie circulaire est autrement plus positive.’
© Ruth Govaerts
Sable rare et plages en péril
Mais l’économie circulaire requiert elle aussi de l’énergie. Pour l’alimenter, vous pouvez désormais boire de la bière pour la bonne cause : des ingénieurs ont créé une machine capable de réduire les vidanges de bière en un substitut de sable adapté à la construction.
Comme excuse pour une beuverie, il y a pire que le sauvetage des plages, non ? Mais, combien d’énergie faut-il pour la fabrication d’une tonne de ce sable ?
L’énergie solaire elle-même n’est pas infinie. En effet, les panneaux solaires sont faits … de sable.
Les fleuves charrient le sable jusqu’aux océans. Si ce sable est intercepté en amont, les plages disparaissent. Le Sri Lanka l’a appris à ses dépens.
Quand les dégâts causés au Sri Lanka devinrent trop sérieux et trop voyants, l’extraction mécanique d’alluvions fut interdite dans les fleuves
De toute la côte sri lankaise, le delta de la rivière Maha Oya est la zone la plus érodée ; pas étonnant qu’il s’agisse de la rivière la plus exploitée du pays.
En certains endroits, la plage recule chaque année de douze à quinze mètres. Des milliers de familles voient leurs terres se dissoudre dans la mer.
Quand les dégâts devinrent trop sérieux et trop voyants, l’extraction mécanique d’alluvions de la rivière fut interdite.
Les activités minières artisanales, qui emploient à une échelle beaucoup plus restreinte des habitants pauvres de la région et leur fournissent un petit revenu, restent toutefois autorisées. Et pourtant, la mafia du sable persiste à piller les terres avec ses machines colossales.
À Elmina Bay, Ghana, les magnats du sable s’enhardissent même à creuser juste devant des complexes hôteliers de luxe, entraînant la disparition de trente mètres de plage. Les vagues lèchent désormais leur porte.
L’Environmental Justice Atlas retrace en détails non moins de 55 conflits impliquant sable, gravier et carrières. La ressource la plus exploitée au monde en termes de tonnes extraites menace désormais de disparaître. Le peu qui reste encore provoque une lutte injuste ne reculant devant rien, pas même la violence.
L’auteur Nick Meynen travaille non seulement comme collaborateur de MO*, mais aussi auprès du European Environmental Bureau. Ce dossier est tiré de son ouvrage récemment publié, Frontlijnen. Een reis langs de achterkant van de wereldeconomie (Premières lignes. Un voyage dans les revers de l’économie mondiale).
Traduction : Marie Gomrée