Le dialogue avec les jeunes : clé de la lutte contre la radicalisation
Le débat sur la radicalisation et les mesures prises pour y remédier constituent un problème aussi sérieux que la radicalisation en elle-même, c’est ce qu’avancent Ikrame Kastit et Pascal Debruyne, respectivement employée et directeur de l’asbl flamande Uit De Marge. Á la question « que devons-nous faire ? », ils répondent sans hésitation : parler avec les jeunes et les écouter.
Être à l’écoute des jeunes: cela va de soi pour Uit De Marge, qui vient en aide aux jeunes et aux enfants les plus défavorisés.
« Si nous voulons des réponses, il nous faut prendre le temps de parler aux jeunes et d’écouter leurs questions. » Cette approche est cependant loin d’être une évidence dans le climat politique actuel.
Aujourd’hui, c’est avant tout dans une optique de lutte contre la radicalisation que l’on s’adresse aux jeunes ; l’accent n’est nullement mis sur le développement de l’identité positive. Dans un précédent article, Ikrame Kastit et Pascal Debruyne déploraient également les coupes budgétaires injustement imposées au secteur de l’aide à la jeunesse.
Pascal Debruyne : Ces restrictions budgétaires correspondent à la politique générale du gouvernement actuel. De nombreux projets sont ainsi avortés. Les réformes de la politique d’intégration et de l’intégration civique s’en sont peu à peu prises au rôle des conseillers diversité et des plans de diversité en matière d’emploi mais également à celui des travailleurs de rue d’Anvers, des plateformes de discussion et des acteurs indépendants. La Flandre s’est débarrassée d’un grand nombre de conseillers et d’antennes, et elle arrive maintenant à la conclusion que le dialogue n’est plus possible. Quelle ironie !
Ces mesures influencent également les stratégies mises en place par le gouvernement pour enrayer la radicalisation. Les fonctionnaires compétents doivent ainsi travailler sans médiateur. Or, le rapport d’un groupe de recherche en criminologie de l’Université de Gand insiste précisément sur le rôle crucial des médiateurs.
Vous dites qu’il faut radicalement changer de stratégie pour combattre la radicalisation.
Ikrame Kastit : Le débat actuel sur la radicalisation et sa prévention ne se préoccupe pas de l’avis des jeunes. Il est absurde que leurs voix ne soient pas entendues, qu’ils ne soient pas au centre du débat.
« Il est incroyable que personne ne dénonce la façon dont toute une catégorie de la population est pointée du doigt. »
Personne ne demande aux jeunes leur avis sur les mesures adoptées et leurs conséquences, dont ils font pourtant chaque jour les frais. Ce sont ainsi de soi-disant experts qui s’expriment à leur place dans les médias.
Il est aujourd’hui constamment question de radicalisme musulman. Mais il est incroyable que personne ne dénonce la façon dont toute une catégorie de la population est pointée du doigt. Les jeunes sont conscients qu’ils ne peuvent changer leur identité car ils ont été élevés selon certaines croyances.
« Les restrictions budgétaires au niveau local minent les actions sociales pour la jeunesse »
« Le gouvernement flamand a réduit de 10 % le budget alloué à l’aide sociale locale pour les jeunes », explique Pascal Debruyne. « De plus, les priorités politiques ont été supprimées, notamment les activités destinées aux enfants et aux jeunes les plus démunis : les fonds correspondants ont été transférés vers le Fonds des communes. Puisque les communes et les villes peuvent utiliser ces fonds pour combler leurs déficits, rien ne garantit l’avenir des actions sociales locales pour les jeunes. Le secteur de la jeunesse doit également faire face à des coupes budggétaires à d’autres niveaux. En effet, la Flandre a effectué des économies à hauteur de 5 % grâce à la régularisation de projets d’aide à l’emploi, tels que les postes ACS, grâce auxquels les maisons de jeunes permettaient une intégration sur le marché de l’emploi.
Ikrame Kastit ajoute que la politique orientée sur l’aide à des groupes cibles est mise à mal. « Idéalement, les enfants et les jeunes devraient pouvoir se tourner vers des organisations qui disposent d’un champ d’action plus large. Cependant, ces organisations mènent des actions globales qui ne correspondent pas aux besoins spécifiques des jeunes les plus défavorisés. Nous constatons également un certain paradoxe : alors que les fonds alloués à l’aide pour la jeunesse diminuent dans certaines villes, les attentes des citoyens restent quant à elles inchangées. »
Les jeunes sont littéralement visés, déclare notamment Montasser Al De’emeh, qui vit à Molenbeek. Il parle d’expérience.
Pascal Debruyne : Je déplore bien évidemment ce qui est arrivé à Montasser, n’en doutez pas une seule seconde ; cependant, sa notoriété lui permet d’être d’entendu, contrairement à nos jeunes. L’un d’eux s’est fait arrêter de façon brutale dans un centre commercial lors d’une opération menée à la suite de l’appel d’un « citoyen inquiet ». Les forces de l’ordre ont littéralement collé leur arme sur la tête du jeune homme. Lorsqu’il a raconté son histoire aux médias, certains journalistes lui ont conseillé de porter plainte avant qu’ils ne relayent l’information.
Face à ce genre de situation, les jeunes se posent de plus en plus de questions sur le sens de leur citoyenneté et sur la façon dont la société reconnaît leur rôle de citoyen.
Ikrame Kastit : La semaine dernière, je parlais encore avec des jeunes et ils me confiaient avoir peur. Ils ont peur d’être sans cesse vus comme des radicaux potentiels. Ils craignent d’être sans cesse interpelés par la police dans le tram ou à l’école. On ne cesse de leur rabâcher les oreilles avec le djihadisme mais ils n’ont rien à voir avec cela.
Et puis, après les attentats de Paris, Molenbeek s’est vue dépeinte comme un foyer de jeunes djihadistes violents.
Pascal Debruyne : L’asbl D’Broej, qui coordonne les actions d’un réseau de maisons de jeunes situées à Molenbeek, tente chaque jour d’aider les enfants et les jeunes à faire valoir leurs droits, notamment au moyen d’activités de nettoyage des rues, de manifestations ou d’actions revendiquant le droit des enfants de jouer en rue et de vivre dans un environnement sûr. Il est incroyable de voir tout ce que les membres de D’Broej doivent faire pour n’obtenir ne serait-ce qu’un petit peu d’attention de la part des médias. Et aujourd’hui, tout d’un coup, ils se retrouvent face à toute la presse internationale, qui leur demande ce qu’ils ont bien pu faire ces dix dernières années.
Lorsque vous connaissez le travail que font depuis des années cette asbl et d’autres de mes collègues, cette question a l’effet d’une vraie claque en pleine figure.
Les maisons de jeunes ont maintes fois mis en garde les autorités publiques, notamment au sujet de l’influence négative des recruteurs de mouvements extrémistes sur les jeunes. Elles ont également mis en lumière d’autres problématiques telles que le racisme, la discrimination, l’exclusion sociale dans le cadre scolaire et sur le marché de l’emploi, ainsi que leurs conséquences sur l’image de soi et la confiance en l’avenir des jeunes. Cependant, les réponses apportées par les autorités compétentes sont loin de suffire.
Tous les regards sont maintenant tournés vers la commission du Parlement flamand sur la lutte contre la radicalisation violente. Y avez-vous pris part ?
Ikrame Kastit : Nous avons été invités en début d’année (2015) au Parlement flamand et nous avons insisté pour que l’accent soit mis sur le développement de l’identité positive chez les jeunes. C’est là le cœur de notre travail : nous voulons donner aux enfants et aux jeunes en situations difficiles les moyens d’agir dans la société et de défendre leurs droits fondamentaux. Nous avons plaidé pour le maintien des actions sociales destinées aux jeunes sans qu’il ne soit question de « fonds destinés à la déradicalisation ».
Pascal Debruyne : Nous avons pourtant aujourd’hui droit à ces « fonds destinés à la déradicalisation » dans le cadre de la politique visant à stimuler le développement de l’identité positive.
« Les politiques n’abordent jamais les causes profondes du problème, comme par exemple notre système scolaire, vecteur d’inégalités. »
Mais nous ne voulons pas de cet argent car la déradicalisation n’est pas notre travail.
Notre message à la commission du Parlement flamand pour la lutte contre la radicalisation violente est très clair : plus on traite les jeunes comme des radicaux potentiels, moins nous reconnaissons leur qualité de citoyen et moins ils se sentent reconnus comme tel.
Á quel niveau faut-il agir à l’avenir ?
Les politiques n’abordent jamais les causes profondes du problème, comme par exemple notre système scolaire, vecteur d’inégalités. C’est complètement A-B-S-U-R-D-E ! Ils préfèrent annoncer des mesures qui leur demandent peu d’efforts. On ne prend pas le temps d’analyser calmement le problème pour prendre les décisions qui s’imposent (grand soupir).
Vous considérez donc que certaines villes se trompent complètement de stratégie ?
Pascal Debruyne : Nous voyons que certains bourgmestres, comme par exemple à Malines, Gand ou Vilvorde, sont ouverts à la discussion et consultent les organisations qui travaillent avec les enfants, les jeunes et leurs familles. Cela fait une différence. Mais on peut se demander si ce genre d’exemple d’ouverture arrive aux oreilles du Parlement flamand…
Ikrame Kastit : En effet, nous observons que, en Flandre, les pouvoirs publics ne s’expriment que très rarement sur la façon dont il faut sensibiliser les employeurs. L’idée de lancer des tests pratiques afin d’éviter la discrimination sur le marché du travail est de plus en plus controversée. Et la réforme de l’enseignement secondaire, pourtant indispensable, n’est toujours pas à l’ordre du jour.
Il existe visiblement un monde de différence entre les politiques et les jeunes qui atterrissent chez nous. Il faut que les politiques parlent davantage avec les jeunes et reconnaissent qu’ils ont beaucoup à apprendre d’eux. Il n’y a pas de temps à perdre.
Vous trouvez que trop de moyens sont mis en œuvre pour la déradicalisation. Mais on reproche à la politique de tolérance des pouvoirs publics d’avoir facilité l’embrigadement de jeunes musulmans. Cela montre qu’il a tout de même un problème…
Ikrame Kastit : Nous ne disons pas qu’il n’y a pas de problème. Mais c’est toute une catégorie de la population qui est décrite comme « des radicaux potentiels » à cause des actes et des convictions d’un très petit groupe d’individus prêts à recourir à la violence.
« Les plans de déradicalisation ne doivent pas se limiter au radicalisme musulman mais doivent aussi s’attaquer à la radicalisation d’extrême droite. »
Nous observons un phénomène de radicalisation au sein de différents groupes de la société. Les politiques de lutte contre la radicalisation ne doivent donc pas se limiter au radicalisme musulman mais doivent aussi s’attaquer à la radicalisation d’extrême droite. Cette réalité n’est cependant pas abordée, alors qu’elle constitue la base du problème central, qui est la polarisation croissante de la société.
Il faut ajouter à cela que peu de politiques ont connaissance ou conscience du contexte international. Notre politique étrangère fait deux poids deux mesures : le commerce des armes et du pétrole prime ainsi sur la justice. Et les jeunes s’en rendent bien compte.
Pascal Debruyne : L’islamologue français François Burgat souligne, lui aussi, que le sentiment d’injustice au niveau international politise les questions touchant au jeunes. Si Daech rase un poste-frontière avec un bulldozer, s’opposant ainsi à l’héritage politique et historique de la colonisation depuis Sykes-Picot, certaines personnes peuvent se laisser séduire par le mouvement, et ce même si elles ne cautionnent absolument pas la violence de Daech. Le califat est une nouvelle réalité qui remet en question les frontières héritées de l’ère coloniale. Ajoutez à cela les innombrables injustices qu’ont par exemple subies la Palestine ou le Yémen, et c’est la porte ouverte à la « radicalisation ».
Il est donc essentiel de prendre en compte le poids de ces facteurs politiques pour comprendre la décision de certains d’aller combattre en Syrie. La religion n’est qu’une motivation parmi d’autres, bien qu’elle soit sans conteste une motivation importante.
Á en croire la commission de lutte contre la radicalisation, il est aujourd’hui nécessaire que la Belgique forme ses propres imams afin de remplacer les imams venus de l’étranger.
Ikrame Kastit : La génération précédente a peut-être bel et bien besoin d’un imam venu de l’étranger mais ce n’est pas le cas des jeunes ; eux ont besoin d’un imam qui comprend le monde où ils vivent. Ils n’ont point besoin d’être couvés, ils ont besoin repères. Les jeunes sont en plein questionnement, ils se demandent qui ils sont et ce que signifie être musulman. Ils doivent être accompagnés dans leur questionnement, à la maison, à l’école, à la mosquée et à la maison de jeunes. Il est nécessaire de parler avec eux si l’on veut savoir où les jeunes musulmans vont pour s’informer.
« Les jeunes ont eux aussi besoin
d’un lieu qui les rend fiers. »
Les jeunes ont eux aussi besoin d’un lieu qui les rend fiers, d’un lieu auquel ils peuvent s’identifier. Je ne me rends jamais à la mosquée mais je rêve qu’on ait à Anvers un lieu de prière comparable à la magnifique mosquée de Genk, dotée d’un minaret.
Pascal Debruyne : La religion ne constitue qu’une facette du développement de l’identité, les imams ne doivent donc pas être les seuls à guider les jeunes dans leurs questionnements. Il est également important de voir quelle place la religion occupe dans la société considérée. Est-elle perçue comme un problème ? Quelle est la position des maisons de jeunes et des écoles ?
Tout au long de leur exploration spirituelle, les jeunes doivent pouvoir compter sur un large éventail de croyances et d’interprétations possibles. Je ne suis pas sûr que toutes les possibilités soient à ce jour suffisamment présentées aux jeunes.
Selon le sp.a, le salafisme importé d’Arabie Saoudite jouit d’une position trop importante et nous devons donc prendre nos distances.
Pascal Debruyne : Chaque mosquée ou organisation musulmane soutenue par des salafistes constitue-t-elle une menace pour la simple raison qu’on y enseigne un islam orthodoxe ? Nombre d’experts se sont posé la question. Mais si l’on décide également de se pencher sur le wahhabisme, il est alors nécessaire de se méfier des courants orthodoxes présents au sein d’autres cultes. Mettre tous les salafistes dans le même sac fonctionne du point rhétorique mais la situation est en réalité bien plus complexe.
Ikrame Kastit : Mon point de départ est la relation qu’entretiennent les jeunes avec la religion, et non un besoin de remédier à des problèmes de sécurité. Je suis assez ignorante quant à ces problèmes et ne peux donc pas m’exprimer à ce sujet. Cependant, je souhaiterais avoir accès à des informations correctes et complètes sur la situation. Savons-nous combien d’organisations sont financées par des fonds saoudiens ? Quels sont leurs noms? Comment pouvons-nous agir concrètement ? Devons-nous seulement nous focaliser sur l’influence du salafisme ? Y a-t-il d’autres influences notables ?
Commençons par reconnaître les mosquées, c’est aujourd’hui nécessaire. Il est bien plus facile d’encadrer et de gérer une structure lorsque l’on la finance soi-même.
En conclusion : Vous dites que les choses doivent changer, et dès maintenant. La difficulté à rapidement amener un changement s’explique-t-elle par l’incapacité de la majorité à éprouver de l’empathie pour une minorité ?
Ikrame Kastit : Il est question de rapports de force : qui peut participer à la société et à sa prospérité ? Qui est actif dans les médias et dans les partis politiques ? Qui correspond, du point de vue sociologique, au « cadre dominant » ? Les imams sont des modèles pour les jeunes musulmans, qui ne correspondent vraiment pas « au cadre dominant ».
« Comment voulez-vous, dans une société caractérisée par une super-diversité, associer tous les citoyens lorsque votre politique continue d’aller à l’encontre de la diversité ? »
Pascal Debruyne : Un ministre flamand de la Jeunesse a posté aujourd’hui sur Facebook une photo de lui déguisé en Père Fouettard. Le ministre travaille pour tous les enfants et les jeunes mais nul ne sait comment les enfants et les jeunes de couleur ont perçu cette démarche. Certes, il pourrait simplement s’agir d’une erreur de jugement mais cet acte ne fait que s’ajouter aux diverses atteintes subies chaque jour par les jeunes, dont Rachida Aziz fait état dans la presse.
Á Bruxelles, la majorité est devenue la minorité. Mais nous continuons toujours de nous concentrer sur les débats communautaires et de percevoir chaque membre de la société civile et chaque association du point de vue « linguistique ». Nous savons pourtant que la population de nombreuses villes et communes se caractérisent de plus en plus par une super-diversité.
Malgré la nécessité de s’adapter à cette super-diversité nouvelle, nous voyons que, ces dernières années, la Flandre fait justement le contraire en s’opposant à toute politique favorable à la diversité. « Comment voulez-vous, dans une société caractérisée par une super-diversité, associer tous les citoyens lorsque votre politique continue d’aller à l’encontre de la diversité ? »
Interview traduite du néerlandais par Salomé Laviolette. L’article original a été publié le 11 décembre 2015.